50 ans du Théâtre 140: « Pink Floyd a donné 9 concerts en 2 ans »

Jo Dekmine © Philippe Cornet
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Le Théâtre 140, jeune de 50 piges, a embauché le Floyd, Pina Bausch, le Living Theater, les New York Dolls, Gainsbourg, entre mille autres stimulants culturels. Refusant d’être archivé, son mentor Jo Dekmine parle du lien entre passé signifiant et futur immédiat…

Jo Dekmine est décédé ce samedi 23 septembre à l’âge de 86 ans. Revoici l’interview qu’il nous accordait il y a quelques années, à l’occasion des 50 ans du Théâtre 140.

Pantalon de toile clair, chemise à motifs, pull sombre, Jo Dekmine constate que le temps de septembre, brusquement d’automne, n’est guère propice au port de sandales d’été… Il rit, interloqué par sa propre distraction météo, de ce fameux spasme bref qui accentue le couple d’yeux perçants. À 82 ans, il ferait un aigle crédible ou un très bon cardinal (dévoyé) dans une production de Jodorowsky. Mais sa vie vraie -directeur du Théâtre 140 depuis un demi-siècle- et les explorations antérieures avec Barbara ou Ferré suffisent à l’introniser dans le flux de l’Histoire. Celle des audacieux, qui font de la culture une aventure, un gymkana, un trekking, un chemin de Compostelle pour jouisseurs. D’ailleurs, Jo est croyant et il porte des sandales. Devant des cèpes poêlés et une assiette de spaghettis vongole, il confirme que la vie est goûteuse.

L’anniversaire du 140?

Les Halles de Schaerbeek ont 40 ans, le 140 en a 50 et le Théâtre des Galeries, 60, alors ça va… J’ai vu construire le théâtre, j’en suis le créateur et je suis toujours là, ce qui est, paraît-il, assez rare comme profil. Comme le fait que je sois en écriture l’avocat de mes découvertes et des spectacles qui m’emballent (1). Je suis un homme libre dans mes choix, ni prisonnier d’une compagnie, ni d’un devoir, si ce n’est d’être la vitrine d’une certaine sensibilité d’aujourd’hui à travers le théâtre, la danse et la musique, et cela au niveau international…

(les champignons arrivent, Jo fait des: « mmmmh mmmmh! »). Tu as le même genre de plaisir en voyant un spectacle?

Oui, les mêmes mugissements (sourire) mais, en 50 ans, j’ai appris mon métier sur le tas: jusque-là, j’avais surtout fait des cabarets littéraires en étudiant à La Cambre ou créé des foulards qui faisaient parler de moi dans Vogue (sourire). Avant d’avoir le 140, je n’allais pas beaucoup au théâtre, au départ je ne l’aimais d’ailleurs pas beaucoup. Puis, il y a eu le Living Theater, les premiers, je crois, à travailler avec la nudité, Roland Dubillard, Jérôme Savary. Avant même de monter Le Grand Magic Circus et ses animaux tristes, Savary avait fait Le Labyrinthe d’Arrabal, une forme de théâtre clochard, avec des personnages dichotomiques, la toute petite, la très grande…

Un zoo humain qui renvoie par exemple au Grand Magasin (du 15 au 17 octobre)?

Eux sont plutôt des scientifiques de l’absurde: ils ont accompagné les deux tiers du parcours du 140. Ce type d’humour a été l’une des lignes de spectacles qui ne sont pas fréquentés par les amateurs de rire aux éclats. Il y a le rire « AhAh » et puis il y a l’autre, et certains se situent à mi-chemin en équilibre joyeux, comme mon copain Christophe Alévêque qui joue chez nous le 18 octobre. Le rire le plus rigoureux, c’est Desproges venu plusieurs fois au 140. Le rire le plus fort, c’est (Roland) Topor qui secouait la table du restaurant. Notre saison s’ouvre avec Twerk (les 10 et 11 octobre, ndlr), un spectacle de danse importé de New York bourré d’humour: ils se poilent, se marrent, strictement sans aucun message (sourire) mais il s’agit d’une très belle danse, un peu travelo…

Début 1983, pour sa deuxième venue en Belgique, le 140 invite Pina Bausch à La Monnaie. Et aujourd’hui, il y a cette étonnante danseuse allemande qui vient chez vous, Andrea Sitter (du 19 au 21 novembre). Quel est le lien?

Andrea Sitter a bien connu Pina Bausch et elle est de la même forte identité: elle écrit ce qu’elle dit et c’est beau. Elle fait un spectacle avec une circassienne bavaroise et il y a même un yodel: elle se fout de la gueule de son enfance. Sur scène, il y a Max -dont j’ai fait la connaissance-, cochon-philosophe qui guide merveilleusement le spectacle. Michèle Noiret adore Andrea: pour elle, c’est une toute grande mais le grand public est toujours en retard. D’ailleurs, en dehors de certaines vedettes consacrées, généralement de la chanson, je présente des choses avant la célébrité et c’est parfois inconfortable. Quand j’ai programmé Pina Bausch à La Monnaie, je me suis levé et j’ai dit: « Le 140, c’est ici! »

Le 15 mars prochain, le 140 accueille Jeanne Cherhal, une fille qui met un peu de fraîcheur dans la chanson. Tu avais la même impression quand tu programmais Higelin et Brigitte Fontaine, « l’ange du bizarre », dans Maman j’ai peur en février 1967?

C’était le trio Fontaine, Higelin et Rufus dans une comédie musicale, émouvante, drôle et bizarre, proche de leur triple sensibilité. J’avais découvert ces gens à la Vieille-Grille, un cabaret-théâtre parisien et c’était vraiment mon univers: loufoque mais avec des options! Quand j’ai eu Higelin au bout du fil, récemment, pour lui demander de venir pour les 50 ans du 140, il m’a répondu: « Moi, je voudrais beaucoup mais l’agent… »

Pink Floyd, 9 fois au 140 entre 1968 et 1969
Pink Floyd, 9 fois au 140 entre 1968 et 1969© Philippe Cornet

Hormis peut-être la présence d’Axel Bauer (le 19 octobre), plus aucune trace de rock au 140. On connaît l’histoire: les voisins du théâtre crisent lors du double concert de Public Image le 20 décembre 1978, soirée qui vire à la quasi-émeute. Pourtant le 140 a très tôt débusqué Yes, Soft Machine, les Kinks, Black Sabbath et en particulier Pink Floyd, qui y donne neuf concerts entre mai 1968 et septembre 1969…

Ils sont venus au 140 avec un petit camion mais faisaient quand même autant de bruit qu’avec un gros (sourire). Ma mère qui était musicienne et chantait merveilleusement Mozart, m’a dit: « C’est beau. » Pink Floyd a incarné la grosse période du rock artisanal, puis on est passé à la période industrielle. Maintenant, on vit celle où des groupes rejouent les morceaux des autres.

L’un des choix étonnants de la saison, c’est Antigone par Le Théâtre National Palestinien, tragédie antique de Sophocle, proposée en arabe et surtitrée en français (du 12 au 14 novembre). La langue arabe, les révolutions actuelles?

Leur version d’Antigone en arabe est un bijou, toute en émotions: ils témoignent non seulement du texte classique mais aussi de la réalité telle que décrite par Mahmoud Darwish, le poète palestinien. Créon, le roi despote et intraitable d’Antigone, joue avec à la main un chapelet, armé de sa foi… et ce n’est donc pas un islamiste. Je suis croyant mais je ne me suis pas projeté dans la culture par réaction au catholicisme, j’ai senti que j’avais droit à un accompagnement et cela m’a convenu. Je suis rigoureusement armé contre les intégrismes: je crois que la culture peut avoir un rôle réformateur mais à très longue échéance. Il faut d’abord que toutes les maladies et mouvements se vivent, dans les pays arabes comme ailleurs. La Syrie est un monstre qu’il faut arrêter mais après?

Comment fait-on pour ne pas devenir un vieux con, Jo?

Jo Dekmine, en 1969
Jo Dekmine, en 1969© archives

En étant un peu le vieux con que je suis, en sachant bien ce qui ne m’appartient pas, ce que je ne connais pas, ce que je ne sais pas faire. J’ai une très grande connaissance de mes impuissances et de mes éventuels manques intellectuels. J’ai vu un grand ami qui s’appelle Jacques Brel s’exprimer sur tout, comme Montand qui s’est pris pour un philosophe et un politologue alors que c’était un artiste. Je suis sans arrêt perturbé par ce qui se passe dans le monde mais sans être le politologue des solutions. Je consomme la culture de manière jouissive, je n’ai pas de vocation pour les spectacles sérieux, à haute portée intellectuelle, mais j’ai une propension aux spectacles remplis de gravité et d’intelligence. Tous les artistes présentés au 140, d’une certaine manière, parlent d’eux, de leur vécu, de leur sensibilité. Le 140, c’est des personnes plus que des personnages.

Jo dans le texte

« En 1968-1969, Pink Floyd n’était pas au cachet mais au pourcentage des entrées. On est allés manger des frites Place Jourdan dont ils ont dit: « Best chips in our life. » Plus tard, je les ai recroisés et ils ont parlé du 140 comme des souvenirs d’enfance. »

« Barbara écrivait des mini-romans -c’est notre Marguerite Duras- mais elle avait un côté bonne vivante: par exemple, elle me montrait comment elle allait entrer en scène. Très drôle et bien mieux qu’Amélie Nothomb qui en fait toujours des paquets. »

« Léo Ferré, c’est ma découverte à l’âge de 17 ans, il chantait à La Poubelle et ensuite à La Tour de Babel (cabarets ouverts par Jo, ndlr). Il est venu au 140, puis n’a pas été rigoureux. Je l’ai vu à Louvain-la-Neuve devant un public de chapeaux de pluie (sic) avec des chansons révolutionnaires qui n’intéressaient plus personne: cela n’a jamais empêché un bourgeois à piscine du Brabant Wallon de venir l’applaudir! »

« J’ai personnellement peu d’amertume mais je peux partager celle des autres… »

(1) Jo signe les éditos et une partie des textes des programmes du 140.

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