Serge Coosemans

The Mastering of a Music City, ce Meilleur des Mondes réécrit par Pascal Nègre

Serge Coosemans Chroniqueur

Un « roadmap » publié par l’IFPI et Music Canada préconise mine de rien le conditionnement des gosses pour les transformer en futurs consommateurs de musique, estime Serge Coosemans, qui s’en amuse. Sortie de Route, S04E38.

Imaginons un instant que nous vivions dans une ville bien pourrie oubliée de la hype, un mélange de Libramont et d’Auxerre, où il ne se passe rien. L’industrie de la musique pourrait nous sauver. C’est du moins ce que laisse entendre The Mastering of a Music City, un rapport récemment publié par Music Canada et l’IFPI, l’un des principaux lobbies de la dite industrie. C’est carrément un « roadmap », avancent ses auteurs, un grimoire qui explique de façon très concrète et très pratique comment faire pour qu’une ville se mette à développer une scène musicale vibrante et attirer les mélomanes, les touristes, et surtout les grandes firmes du secteur technologique et les « jeunes gens brillants » qu’elles emploient. Le rapport est formel: non seulement, ce concept de Music City sauvera le genre humain mais il nous garantit aussi une économie florissante et nous permettra surtout de briller dans l’imaginaire pop collectif comme le font déjà pas mal de Music Cities autour du monde: Austin, Melbourne, Berlin, Bogota, Nashville, La Nouvelle-Orléans, Montréal, Liverpool et même Kuala Lumpur…

Cette publication est bien entendu avant tout un bon petit guide du parfait lobbyiste. Si elle se plaît souvent à se victimiser en public, l’industrie de la musique reste puissante, elle le sait, et s’en gargarise auprès de ses affiliés, qu’elle inonde d’exemples à suivre pour faire fructifier ses intérêts. Dans certaines villes américaines, où les transports publics ne sont pas efficients, le rapport nous explique ainsi comment certains organisateurs d’events musicaux et même Live Nation ont pesé dans le débat pour faire accepter Uber par les autorités; malgré les polémiques entourant l’éthique de la start-up et la fronde des compagnies locales de taxis. C’était pour la bonne cause, avancent les intéressés, pour que les fans de musique puissent rentrer chez eux sans se ruiner après un concert un peu tardif. Ce Mastering of a Music City, c’est donc principalement ça: des exemples, des propositions et des manoeuvres cherchant à choyer la clientèle et à infléchir les politiques qui entravent la libre circulation des biffetons qui partent des poches de la jeunesse vers les caisses des organisateurs de concerts. Toutes les dix pages, des chiffres puissants sont imprimés, entendant rappeler que cette industrie génère un bon gros paquet de dollars taxables et devrait donc être encouragée comme une cousine de l’Industrie du Tourisme et non combattue comme la « Mère de toutes les nuisances ».

Manigances à la Gargamel

Certaines idées avancées sur ces pages tiennent du neuneu de compétition mais on n’y dégotte ni véritable scandale, ni grosse connerie, ni manigances à la Gargamel. Lui-même actif dans le milieu musical, le jeune homme qui m’a rencardé sur l’existence de ce rapport m’a dit penser que Bruxelles semblait vraiment faire tout le contraire de ce qu’il préconise, soit mettre beaucoup trop d’énergie dans le Musée de la Bière, le Stade plus flamand que national et les Plaisirs d’hiver. Pour ma part, je ne suis en fait pas si sûr que Bruxelles n’est au fond pas elle-même une Music City qui s’ignore, avec ses nombreux festivals, ses nombreux concerts, sa merveilleuse vie nocturne tolérée jusque 22h02 et ses futures battles de slam promises sur le tout nouveau piétonnier devant La Bourse. Justement, il nous reste 8 jours avant que le Centre-ville ne se transforme définitivement en Disneyland full of cunts and full of waffles (merci Noël Gallagher). Je ne suis donc pas non plus certain que Bruxelles aurait quoi que ce soit à gagner, sinon en taxations diverses, à suivre le « roadmap » de ce rapport. Une véritable Music City implique en effet encore davantage de disneylandisation, de concerts gratuits de groupes subsidiés, d’expos bidons avec l’histoire de la musique en guise d’alibi, d’éventuelles attractions touristiques créées de toutes pièces et sans véritable intérêt, comme de visiter le premier kot d’étudiant de Jeff Bodart ou la friterie préférée des Front 242. Pour moi, ce sont là des rêves de Prisunic. Je suis trop vieux, trop refuznik pour qu’ils me charment. Pas grave. Ils ne m’auront pas mais ils auront nos gosses.

Dans les écoles de Norvège, nous apprend The Mastering of a Music City, une organisation du nom de Concerts SA, encore un exemple à suivre, organise en effet des showcases et des workshops musicaux. On pourrait penser que c’est pour éveiller les bambinos à la musique, mais en fait, non, il s’agit plutôt de « de créer des opportunités pour les artistes » et de « développer un public sur le long terme ». C’est que l’Industrie a remarqué que la génération Z, née après 2000, lui échappe complètement. « Les superstars globales dominent les ondes » mais les « jeunes consommateurs montrent un très net manque d’intérêt pour les artistes inconnus ». Ils ne sont pas friands de concerts, encore moins de musiciens locaux et n’achètent pour ainsi dire pas de musique. D’où l’idée de développer un public « bien avant que ces jeunes n’entrent à l’université », car les « fans de musique de demain développent leurs goûts aujourd’hui ». Autrement dit, alors que les générations récentes se désintéressent de la musique commercialisée pour différentes raisons leur étant propres, Music Canada et l’IFPI nous préconisent tout simplement un bon petit reconditionnement des familles. Seulement voilà: organiser des concerts dans les écoles ne rapporte rien dans l’immédiat puisqu’il n’y a ni tickets d’entrées, ni vente d’alcool. D’où l’idée de chasser le subside et d’entreprendre des partenariats avec les instances gouvernementales. Ce qui revient en fait à faire payer par l’État la transformation de gamins peu mélomanes en futurs consommateurs de musique fidèles aux mêmes artistes de la maternelle à l’Université. Une sorte de Meilleur des mondes réécrit par Pascal Nègre, en d’autres termes.

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