« Taïga Maya », un projet à la fois musical, visuel et littéraire
2042, sur un bout de terre torride du Detroit de Bering, un peuple sibérien rejoint par des migrants mexicains tente de survivre. C’est le cosmique projet musical, visuel et littéraire, Taïga Maya, signé du Belge Thierry Van Roy, qui emmène Melanie Gabriel, fille à Peter, dans ses voyages sidérants.
Parfums de Sibérie, échos latinos, voix folk anglaise, cris et chuchotements, frimas mayas, fantasmes de sci-fi: voilà le soundtrack d’une saga inédite, contenue dans un coffret précieux sorti le 11 octobre chez Naïve/Pias. Le CD-DVD-livre Taïga Maya est sorti de l’imaginaire de Thierry Van Roy, grand mec de 52 ans à l’allure de serial-trappeur des Ardennes.
C’est en Gaume qu’on le rencontre: il a fui Bruxelles avec femme et fils en 2005, pour une maison pas loin des forêts râblées et des paysages à effet tisane. Nous sommes le 21 juillet 2010: dans quelques semaines sort l’opus magnum de Thierry, huit années de travail et de bourlingage auto-financé depuis les banquises de Yakoutie jusqu’aux canicules du Yucatan. A la recherche d’une sorte de pierre philosophale pop, si l’on peut ainsi baptiser cette mixture qui a parfois la pureté glacée d’un souffle de renne mais télescope le plus souvent styles et époques dans un curieux broyeur futuriste.
« Le vendredi 21 décembre 2012, un objet céleste inconnu entre en collision avec la Terre: le choc est tellement violent que la planète bascule d’un quart de tour sur son axe, déplaçant le Pôle Nord à l’équateur. Un petit village de Yakoutie (Sibérie) se réveille sous un soleil brûlant et immobile, figé au zénith jusqu’à la fin des temps. » Le pitch de Taïga Maya débute sur ces préceptes qui, à cause d’un bouleversement géographique, vont mettre en présence Sibériens et descendants mayas, poussés vers le nord par un « Mexique sombre et glacial, à la recherche du soleil disparu ».
Taïga Maya raconte les 30 années qui séparent 2012 de 2042, un OVNI spatio-musical qui aurait abducté Van Roy pour l’immerger dans un conduit sans fin de vortex parallèles. N’appelez pas tout de suite le 112, on s’explique.
Conscience modifiée
« Je me suis matérialisé en 2002 quand j’ai matérialisé ce projet. » Van Roy sourit mais il ne s’agit que d’une demi-boutade. Malgré son parcours (il a notamment produit deux albums d’Abdelli pour Real World, le label de Peter Gabriel), Van Roy fait remonter les germes de cette Taïga à l’enfance: « Je suis né insomniaque, depuis tout gamin je m’endors à 4 heures du matin et à partir de minuit je voyage donc dans des mondes imaginaires. Toutes les nuits, je fais des traversées shamaniques. » Un daltonisme prononcé (à l’exception du bleu, il voit toutes les couleurs en dominante verte) jette encore un peu d’étrangeté plastique sur ce fils d’ingénieur en électronique gavé de Mozart et de visites d’églises.
Van Roy craque davantage pour le département paternel des compensateurs et autres circuits électriques. Devenu adulte, il fait une autre expérience, tout aussi magnétique, en mariant Golda, de 20 ans son aînée et medium « extraordinaire ». Devant notre air dubitatif, Thierry s’explique: « J’avais 27 ans et, en voyant le CD-ROM de Peter Gabriel, elle m’a dit: « Un jour tu travailleras avec ce type ». Quelque temps avant sa mort, elle m’a aussi parlé d’une chanteuse vue à la télévision, dont elle ne connaissait pas le nom, avec laquelle je devais absolument travailler. J’ai découvert qu’il s’agissait de Melanie Gabriel. Oui, il y a une forte base ésotérique et shamanique dans Taïga Maya, le désir d’expérimenter les états de conscience modifiée. Je pense que l’on peut vivre plusieurs réalités à la fois, je le pense depuis toujours. »
Van Roy, qui cite alors Jung et la vision quantique du temps, a été initié à l’école de Michael Harner, anthropologue américain ayant longuement investigué les principes du shamanisme: pour faire très court, une médiation entre les êtres humains et les âmes. Le genre fermente dans les sociétés traditionnelles sibériennes depuis l’aube de l’humanité, et gagne ensuite les peuples amérindiens en migrant par le détroit de Bering.
Ce n’est pas qu’une théorie faite pour épicer le ragoût de loutre: Thierry se rend en Yakoutie, glaçon du nord-est de la Sibérie, pour travailler sur place les techniques shamaniques. « Le voyage est à la portée de tous: en Yakoutie, j’ai appris à me mouvoir dans une réalité augmentée, non ordinaire. » On le voit dans le DVD de plus de 2 heures inclus au coffret: dans un froid extrême, les locaux défient l’écrasante supériorité de la nature en reculant les limites de l’esprit et de la conscience. D’où ces impressions sismiques et ces sons venus d’un ailleurs chronophage. Van Roy, Geiger sur pattes, y trimballe micro et caméra, comme s’il cherchait des signaux indétectables aux sens humains. Mais alors que la conversation gaumaise part sur la noosphère imaginée par Teilhard de Chardin (une sorte de biosphère de la pensée), le producteur précise que « Taïga Maya peut parfaitement se passer de toutes ces théories ». Heureusement.
L’âme de Melanie
15 septembre 2010, Bruxelles. Devant un repas accueillant et un Thierry éreinté, Melanie Gabriel, 34 ans, sourit. Elle a passé quelques longues journées belges entre les répétitions de Huy et cette maison cosy de Woluwé, où maman Van Roy offre gîte et couvert. « Tu m’as écrit une lettre où tu me parlais de certaines idées de mix de world music. » Melanie fixe Thierry: « Je me disais que tu étais encore un type qui s’intéressait à mon père (sourire), et puis tu es venu à Londres, et j’ai trouvé ton projet encore plus passionné, plus intrigant. » C’était il y a huit ans: Van Roy emmène Gabriel Jr au Mexique et ensemble, ils débusquent des traces anciennes de civilisation maya ou enregistrent les percussionnistes de l’Etat de Tabasco.
De peu, ils échappent à un mortel carambolage de voiture. « Plus jeune, mon père s’intéressait au shamanisme, notre éducation a été très liée à la nature, et cet accident, même traumatique, m’a d’une certaine manière révélé certains sentiments ignorés jusque-là. » Thierry a eu tout le temps de craquer « pour l’âme de Melanie, pour celle qui a l’énergie d’un ange ». Il s’adresse à elle: « Tu es sans le doute le medium, la transmetteuse, l’interface de ce projet. » Le medium craque un autre zygomate et reprend un verre d’eau. Ravie.
Taïga Maya, Thierry Van Roy-Melanie Gabriel.
L’objet est beau et généreux. Un livre, en français et anglais, de plus de 200 pages raconte Le Monde Circadien, celui d’après le séisme de 2012: il est écrit par Thierry Van Roy dans le souffle de l’anticipation. Il inclut de nombreuses photos des voyages en Yakoutie et au Mexique et les étranges montages composites de Jean Detheux.
Une autre lumière éclate sur le DVD, lui aussi nourri de ces contrastes chaud/froid. Le pari d’amener l’auditeur dans d’autres réalités fonctionne là comme sur le CD, autour d’une sorte de folk mondialiste: la voix très anglaise de Melanie Gabriel y fait beaucoup de rencontres, que ce soit la guimbarde yakoute ou ces polyphonies vocales à la mélancolie grand-russe (The Love Song). La réussite vient de la fusion des continents, mais aussi du mystère qui habite les sons, voix ou bruits, nourrissant soudain la mélodie (Ocean Years). Un beau travail de classicisme épousant les mutations. (Ph.C.)
www.taigamaya.com
Le centre culturel de Huy accueillera la première belge (et mondiale) de Taïga Maya le 17 décembre, www.acte2.be.
Philippe Cornet
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