Pascal Bouaziz: « Les gens trop bien assis sont des gens dangereux »
Après une échappée grinçante et en tandem sous le nom de Bruit Noir, le chanteur lettré et faussement misanthrope de Mendelson publie un recueil de haïkus doublé d’un premier disque solo. Avant un album de reprises très personnelles de son groupe aussi culte qu’éhontément infréquenté attendu pour la rentrée. 2016, l’année Pascal Bouaziz.
Laissez la prose de Pascal Bouaziz infiltrer un jour les recoins les plus impénétrables de votre quotidien et vous trouverez là le compagnon de toute une vie. Pas moins. Depuis plus de 20 ans, il est sans doute en effet le secret le mieux gardé de ce que l’on a un peu paresseusement appelé, au mitan des années 90 et dans la foulée des tout premiers disques de Dominique A, la « nouvelle scène française ». Alors compagnon de label, chez Lithium, du Nantais, mais aussi de Diabologum, Françoiz Breut, Jérôme Minière ou Bertrand Betsch, Bouaziz pose avec son groupe, Mendelson, les bases d’une musique inconfortable et radicale qui se donne comme horizon des sujets malaimés, difficiles et d’évidence fort peu arpentés dans le paysage résolument attentiste de la chanson: le poids de l’existence, la dureté du travail, l’aliénation, la honte, le désamour, l’ennui, l’échec, les ratés, les résidus frustes de souvenirs blessés arrosés d’humour noir et d’une implacable lucidité. Comme dans ce petit Himalaya « tubesque », ou presque, qui intervient en 2007: 1983 (Barbara), flambée de désespérance crève-coeur à la fulgurance sans doute jamais égalée dans l’histoire récente de la chanson française.
Au fond, ce fan transi de Pialat pratique la chanson du réel comme d’autres le cinéma du réel. Avec lui, chaque disque est une nouvelle proposition. Il n’y a pas de système Pascal Bouaziz. « Tu me ferais presque croire en l’être humain« , chante-t-il ainsi aujourd’hui dans un splendide élan de renaissance à lui-même sur son premier disque solo, Haïkus, objet frère d’un recueil de haïkus, Passages, qu’il publie chez Le Mot et le Reste et qui chronique en jaillissements parfois cruels, toujours vivaces, la fin d’une histoire, puis le début de quelque chose.
Autant de bonnes raisons pour aller rendre visite à l’animal dans sa tanière un après-midi d’avril. Au pied de son appartement du XXe arrondissement, la sonnette indique sobrement « Monsieur Bouaziz ». « On va prendre un café? » Certes. Puis la conversation, passionnée, se prolonge au parc. Morceaux choisis.
Chaque jour, tu prends le métro pour aller travailler. Et c’est là qu’un matin, tu te piques de curiosité pour la forme poétique du haïku…
Oui, sur le cinquième album de Mendelson, en 2013, il y avait cette chanson-fleuve qui s’intitule Les Heures et que j’ai mis plusieurs années à écrire. Avec ces 54 minutes de texte ininterrompu, j’ai vraiment eu le sentiment d’aller au bout de quelque chose en termes d’écriture. A la sortie du disque, j’ai ressenti une espèce de vide et j’ai pensé: « Qu’est-ce que je vais faire à présent? » Ecrire un autre texte de 58 minutes, ça n’avait aucun sens. Alors, par esprit de contradiction et dans l’idée de me trouver une nouvelle rampe de lancement, je me suis dit qu’il fallait que j’aille vers le plus court possible. Le déclic est venu d’un bouquin du Japonais Natsume Sôseki où le récit de sa propre convalescence est traversé de surgissements poétiques très soudains. Il raconte par exemple qu’il s’est levé, qu’il a eu une nuit atroce et puis, pouf, il se fend d’un poème comme tombé du ciel, avec tous les effets de fulgurance, de saisissement et de beauté que cela suppose. C’est là que je voulais aller. Je ne vis pas de ma musique. Je prends le métro deux heures par jour pour le boulot, une heure le matin et une autre le soir, avec mon petit carnet: la contrainte de vie trouvait là une contrainte formelle d’écriture idoine. L’idée du haïku, au départ, c’est une saison, un état d’esprit et une sorte de retournement, de petite surprise. Je voulais raconter tout autant qu’en 54 minutes, mais en trois lignes. Ou, pour la version chanson, en 1 minute 30.
Même si, à l’arrivée, le disque forme un ensemble de chansons assez « classiques », notamment en termes de longueur…
Alors c’est vrai que je me suis rendu compte que moi, au fond, quand je mets des haïkus en musique ça donne des chansons presque normales pour les autres (sourire). Parce qu’habituellement une chanson de Mendelson avoisine plutôt la bonne dizaine de minutes. Donc quand je me force à faire très court, ça donne quelque chose qui ressemble à une chanson normale, mais pour moi c’est un effort de dingue. C’est une façon de raconter radicalement différente de celle qui prévaut chez Mendelson, où l’écriture est très cinématographique: il n’y a plus de narration, ce sont des instants, des micro-pensées, des sensations fugitives que j’essaye d’attraper.
Chez Mendelson, l’écriture semble souvent prendre la forme d’un flux, d’une longue coulée de mots qui se déversent…
Chaque projet appelle son écriture propre. L’idée de Bruit Noir, c’était de raconter la folie depuis l’intérieur du crâne d’un quadra bizarre, la confusion mentale d’un homme moderne. D’où une écriture très rapide, improvisée, qui fonctionne comme un flux de conscience. Chez Mendelson, il y a toujours le souci de raconter des histoires, de planter un décor dans lequel va évoluer un personnage. Par les quelques actions qui y sont décrites, et le recours à l’ellipse, chaque chanson doit donner accès à un monde beaucoup plus vaste que ce qu’elle contient réellement.
Justement, dans la chanson Les Heures, tu ressuscitais le personnage de Monsieur, l’un des morceaux phares de l’album Quelque Part, sorti une bonne douzaine d’années plus tôt…
Kundera dit de l’écriture que c’est comme des possibilités d’être. Tes personnages ne sont pas toi, mais des potentialités d’être toi, des extensions possibles. Ce Monsieur, qui apparaît sur l’album Quelque Part, a été un personnage extrêmement proche de moi à une certaine époque. Et en même temps, il était suffisamment différent pour que dix-douze ans plus tard je repense à lui comme étant quelqu’un d’autre et que je me demande ce qu’il avait bien pu devenir. La chanson Les Heures part de là. J’ai toujours été déchiré à chaque fois que je lisais L’Idiot de Dostoïevski, par exemple, de ne pas savoir ce qu’il devient au-delà de la fin du bouquin. Mais là comme je crée mes propres personnages, j’ai enfin cette opportunité de connaître et d’écrire la suite de leurs aventures (sourire).
La longueur hors norme d’un titre comme celui-là relève d’une intention de départ ou c’est plutôt quelque chose qui s’impose au fil de l’écriture?
Non, ce n’est pas toi qui écris la chanson. Même si c’est toi qui mets la première phrase sur la table et si éventuellement c’est encore toi qui y mets la deuxième, la troisième ce n’est déjà plus toi: ce sont les deux premières mises ensemble qui en accouchent. A partir de là, tu ne peux plus écrire n’importe quoi, ton champ de possibilités est construit par ces phrases, et il te reste à aller voir jusqu’où cela te mène. La plupart du temps, d’ailleurs, la première ligne que tu couches sur la table, ce n’est même pas vraiment toi non plus. C’est ce que tu as entendu dans le métro, une réplique de film, une phrase qui t’a touché dans un livre et autour de laquelle tu décides d’écrire… Moi j’écris beaucoup en réponse. Ça ne se voit pas forcément mais les chansons prennent souvent vie dans ma tête en réponse à Dylan ou Leonard Cohen, à Dominique A ou Michel Cloup. Ce sont des conversations que j’entretiens tout seul et qui produisent des chansons. Pour le livre Passages, j’ai été lire les haïkus originels, ceux de Bashõ notamment, et puis d’autres plus contemporains, pour voir ce que ça faisait ressurgir en moi. C’est un peu comme jouer aux cartes: le mec a posé un valet sur la table, et toi qu’est-ce que tu as à mettre en face?
L’album de Bruit Noir, déjà, commençait sur un requiem et se clôturait sur une résurrection. Dans le livre, construit en trois passages, c’est un peu la même chose. Avec cette idée, tenace, qu’on aurait plusieurs vies…
Moi j’ai eu l’impression de mourir et de renaître plusieurs fois, oui. Après une enfance difficile, déjà. Mais j’ai le sentiment que ce que les gens vivent, d’une manière générale, ce ne sont pas des choses bénignes: les échecs, les licenciements, les ruptures amoureuses… Tout ça ce sont des choses hyper puissantes auxquelles les gens font face mais qu’ils finissent aussi souvent par surmonter. Et c’est ça qui me semble étonnant: que les gens trouvent la force en eux de dépasser ces moments extrêmement destructeurs. On a cette capacité à renaître. Passages, c’est beaucoup ça: une auscultation de quelqu’un qui disparaît à lui-même. Il faut muer, il faut se laisser mourir, il faut pouvoir se séparer aussi.
Le livre se termine sur une déclaration d’amour très pure, très belle, très fragile. D’où cette question: est-ce qu’il n’y a pas un malentendu autour de toi, et de Mendelson, qui voudrait que vous soyez unanimement catalogués comme dépressifs, plombés, misanthropes? Peut-être à cause de ce fameux morceau de 2007, J’aime pas les gens…
C’est dingue parce que les chansons de Piaf sont hyper gores. Celles de Brassens souvent très noires. Quant à Brel, il met carrément son coeur sur la table, il est sanguinolent, ça coule partout. Et pourtant, beaucoup continuent de se faire une idée de la chanson comme d’une simple ritournelle. Il y a des milliards de possibilités de faire de la chanson. Moi je refuse d’exclure le fait d’écrire sur des personnages qui vont mal. Je ne vois pas pourquoi je devrais faire de la chanson crétine pour danser au bal. Ce n’est pas que ça, la chanson. On ne demande pas forcément au cinéma d’être gai, ni à la littérature d’ailleurs, pourquoi exigerait-on cela de la chanson? Je ne fais pas profession de foi d’être déprimant pour autant. Ce que je dis c’est qu’il n’y a pas de raison de s’en excuser non plus. J’écris sur ce que je vois, des gens qui me touchent. Alors après, est-ce que je suis misanthrope? Je crois que je suis misanthrope comme pouvait l’être Pialat. C’est-à-dire que la plupart des gens ne m’intéressent pas. Ou disons que les gens dans leur ensemble ne m’intéressent pas. Les foules, les rassemblements, les communautés de pensée… Mais on ne peut pas écrire des chansons sans être empathique. Le simple fait d’écrire dénote un amour des gens. Même pour écrire des chansons déprimantes, il faut développer une énergie et une foi dans la communication que quelqu’un qui est déprimé ou misanthrope n’a pas. Une chanson comme J’aime pas les gens témoigne au moins du fait qu’elle espère être écoutée. Maintenant, attention, un soir après un concert un prof de français m’a dit qu’il faisait étudier J’aime pas les gens à ses élèves en postulant que c’était l’exemple type d’une antiphrase. Honnêtement, je ne suis pas sûr que ce soit vrai non plus (sourire).
Souvent, tu parles plus que tu ne chantes, mais sur le disque Haïkus aujourd’hui tu chantes vraiment. Pourquoi?
Le fait de parler-chanter, ce n’est pas une posture. C’est induit par ce que je raconte. Les chansons que j’écris pour Mendelson ne sont pas des chansons qui supportent le chant. Dans le fait de chanter, il y a forcément une part de lyrisme, d’emportement, de dépossession de soi, qui ne peut pas correspondre à une chanson sur un mec qui lave des carreaux, trime au boulot… Ce serait grossier, complètement hors sujet. Moi je ne suis pas sectaire, j’aime bien les belles chansons, les belles mélodies, c’est juste que je ne pouvais pas le faire jusqu’à présent. Mais sur des formats plus courts, par contre, des chansons d’instants, d’états d’esprit, voire d’amour, alors là oui, ça appelle le chant. L’exemple-type, c’est Ces gens-là de Brel. Toute la première partie, la description de la famille, il ne peut pas la chanter. Ce serait ridicule. Mais dès qu’il arrive sur Frida et sur l’espèce de rêve de cette vie avec elle, alors là il peut chanter, se laisser aller à une sorte d’ivresse, rentrer dans l’illusion. Parce que les chansons d’amour, la plupart du temps, ce sont des illusions, des postulats. C’est la nature du propos qui en appelle la forme. Tu ne vas pas tourner un film des frères Dardenne en technicolor.
Le sixième disque de Mendelson, Sciences politiques, arrive en septembre. Il s’agit d’un album de reprises, où le groupe se réapproprie aussi bien des chansons de Sonic Youth ou de Robert Wyatt que de Barbara ou de Jean Ferrat…
Oui. Le lien entre elles, c’est que ce sont toutes des chansons politiques. Pas engagées, hein, politiques, ça n’a rien à voir. La chanson engagée, c’est une chanson qui est sûre d’elle-même. La chanson politique, c’est une chanson qui doute. La chanson engagée ne produit rien, zéro questionnement. C’est une affaire de connivence entre le chanteur et son public, et ça ne m’intéresse pas. La chanson politique trouble, questionne, bouleverse… Le cul entre deux chaises, je trouve que c’est l’une des plus belles positions pour un être humain. Les gens trop bien assis sont des gens dangereux. Politiquement, moi je voterais pour le parti du doute, le parti qui n’est sûr de rien. Parce que tu ne peux pas répondre à la violence d’une certitude par la violence d’une autre certitude. J’ai souvent l’impression qu’on est dans un train qui fonce à toute vitesse vers une falaise et que les types à l’intérieur se regardent et se disent: « Oui mais on ne va quand même pas arrêter le train. » Ben, je ne sais pas, peut-être qu’il faudrait quand même vraiment y réfléchir à un moment…
PASSAGES. DE PASCAL BOUAZIZ, ÉDITIONS LE MOT ET LE RESTE, 176 PAGES. ***
PASCAL BOUAZIZ, HAÏKUS, DISTRIBUÉ PAR ICI D’AILLEURS. ****
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