Critique | Musique

Nos albums de la semaine: Nicolas Jaar, Goat, TaxiWars…

Nicolas Jaar © DR
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Avec son second album, le Chilien Nicolas Jaar donne une nouvelle dimension à sa musique, malaxant aventure électronique, interrogations intimes et secousses politiques. Retrouvez également nos critiques des nouveaux Ex-Cult, Goat, How to Dress Well, TaxiWars, Bill Evans, Red Trio, Terrasson & Belmondo, Robert Glasper…

Nicolas Jaar – « Sirens »

ELECTRONICA. DISTRIBUÉ PAR OTHER PEOPLE/V2. EN CONCERT (COMPLET) LE 01/12, À L’AB, BRUXELLES. ****

Si d’aucuns doutaient encore du statut de Nicolas Jaar, la vitesse avec laquelle se sont écoulés tous les tickets de son prochain concert, prévu à l’Ancienne Belgique en décembre prochain, a fourni une nouvelle preuve de sa popularité. Étonnant? Tout de même. Au départ, l’intéressé navigue dans des eaux très calmes, house au ralenti qui n’hésite jamais à frôler l’ambient. Loin en tout cas du tube susceptible de faire courir les foules. Expérimentale, sa musique n’est pas forcément opaque. Mais son pouvoir de séduction reste très flottant. Malgré cela, force est de constater que Jaar a réussi à construire une fan base conséquente.

Jusqu’ici, il n’avait sorti qu’un seul album studio, Space Is Only Noise, acclamé par une bonne partie de la critique en 2001. À 26 ans à peine, le musicien donne malgré tout l’impression de proposer déjà toute une carrière derrière lui, remplie d’autres projets (Darkside avec Dave Harrington, la bande originale du Deephan d’Audiard…), de plusieurs EP et d’innombrables concerts. À chaque fois, il en profite pour bouger un peu les lignes de son terrain de jeu sans le bouleverser complètement. Une constante: sa capacité à créer des espaces ouverts, des lignes d’horizon dégagées, qui ne sont pas du vide. Une manière aussi de jongler entre une certaine distance intellectuelle un peu péteuse et des plans sentimentaux plus coupables. C’est sans doute cette tension qui fait le charme de son entreprise, parfois gênante, le plus souvent intrigante. Sur son nouveau Sirens, il la maîtrise comme jamais.

Sirens sonne à la fois comme son disque le plus cohérent (dans sa volonté de se mettre davantage à nu, comme sur le doo-wop de History Lesson ou le cumbia cotonneux de No) et le plus disparate (dans sa manière d’enchaîner les passages les plus pop et les plus expérimentaux). C’est aussi son disque le plus personnel et le plus politique, comme il l’a expliqué au webzine Pitchfork, citant notamment l’influence de Kendrick Lamar et de son To Pimp a Butterfly.

La pochette du disque, par exemple, dévoile, quand on la gratte à la manière d’un billet de loterie, la photo d’une installation de son père, l’artiste Alfredo Jaar: sur un panneau d’affichage de Times Square, un drapeau des États-Unis sur lequel vient s’ajouter l’inscription « This is not America » -une manière de rappeler que le mot désigne bien un continent et pas le seul pays de l’Oncle Sam… Dès le départ, c’est le bruit d’un drapeau dans le vent qui ouvre d’ailleurs le disque, tandis que plus loin, Jaar semble remuer l’histoire de son pays d’origine –« I found my broken bones by the side of the road », sur Three Sides of Nazareth, comme un écho aux tortures et aux disparitions organisées par le régime de Pinochet.

Cela ne fait pas de Sirens un grand manifeste, un pamphlet hautement subversif. Jaar semble davantage se demander et expérimenter jusqu’à quel point un disque de musique électronique peut être politique. Ou mieux: jusqu’à quel point, il peut, en 2016, tout à fait s’en passer… (L.H.)

Ex-Cult – « Negative Growth »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR IN THE RED/KONKURRENT. ***(*)

Baissez un peu le son. Sortez vos têtes des enceintes. Ces derniers mois, Chris Shaw et Ty Segall n’ont pas fait équipe que pour enregistrer le premier album de Goggs, super groupe punk et sauvage qu’ils font rugir avec Charles Moothart (Fuzz). Le premier a aussi une nouvelle fois embauché le second pour produire le troisième disque d’Ex-Cult. Conçu dans la misère de Memphis et mis en boîte sous le soleil de Los Angeles, Negative Growth se présente comme un cauchemar en neuf chansons, un voyage mortel à bord d’un bateau de cristal et l’oreiller, moqueur, qui rit au nez des insomniaques. Ce troisième album s’allume sur une tornade (Mr. Investigator) et s’éteint dans la retenue avec le son cracra du saxophone de Mikal Cronin (New Face On). À quand la tournée européenne? (J.B.)

Divers – « Let It Be »

SOUL. DISTRIBUÉ PAR ACE/V2. ***(*)

Six ans après Come Together et sa pochette afro-américanisée de Revolver, rassemblant notamment le Back in the U.S.S.R. de Chubby Checker et le I Want to Hold Your Hand d’Al Green, le label Ace Records balance une deuxième compilation de chansons des Beatles (il avait déjà fait le coup avec Bob Dylan) passées à la moulinette black. Aretha Franklin se fait Eleanor Rigby. Nina Simone se paie Here Comes the Sun. Les Temptations revisitent Hey Jude. Screamin’ Jay Hawkins diabolise A Hard Day’s Night. Tandis qu’Arthur Conley tente vainement de réhabiliter Ob-La-Di, Ob-La-Da… Quelques titres sur les 22 étaient dispensables mais un Junior Parker, une Dionne Warwick et une Randy Crawford font plutôt bien le boulot… Vous n’avez jamais entendu les Beatles aussi soul et groovy. (J.B.)

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How to Dress Well – « Care »

R N B. DISTRIBUÉ PAR DOMINO. ***(*)

EN CONCERT LE 11/11, AU BOTANIQUE, BRUXELLES.

Album après album, l’Américain Tom Krell s’est obstiné à épurer de plus en plus son r’n’b. Ou en tout cas à le raccorder toujours plus directement avec ses émotions les plus intimes. Unique cerveau derrière le projet How to Dress Well, Krell donne l’impression de se cacher de moins en moins (notamment derrière une posture indie/alternative qui semble aujourd’hui définitivement abandonnée). Care en est une nouvelle preuve, désarmant de sincérité, ne se refusant aucun drame, aucun état d’âme amoureux, aucune confession -quitte à ce qu’elle soit parfois gênante à écouter (What’s Up, I Was Terrible). Jusqu’au-boutiste, Care semble abandonner tout filtre, pour le meilleur et pour le pire. Un ovni à sa manière. (L.H.)

Goat – « Requiem »

WORLD FOLK. DISTRIBUÉ PAR ROCKET RECORDINGS/SUBURBAN. ***(*)

Ça commence avec des chants d’oiseaux et des flûtes du Machu Picchu comme on en entend tous les jours dans le métro bruxellois. Troisième album de Goat, Suédois masqués à ne pas confondre avec les Battles japonais, Requiem emmène les mystérieux Scandinaves sur de nouvelles pistes. Des pistes moins rock, plus folks, qui redessinent les ponts entre Göteborg et l’Afrique. Le folklore du soleil et celui du Grand Nord, chez les ancêtres d’Ibrahimovic et d’Ikea. Double album moins costaud et plus léger, moins kraut et plus boisé, que ses deux illustres prédécesseurs (World Music et Commune), Requiem fait le coup de la panne. Celle d’électricité. Avant, Goat nous envoyait avec pertes et fracas pleurer chez notre mère. Aujourd’hui, il nous invite à une séance de yoga et à un cours de zumba… Il appelle à la prière (Psychedelic Lover), célèbre une joyeuse messe en forêt, nous berce avec des piafs et sonne comme une bande de Vikings hippies partis tirer leur retraite au Mali. Goat, désormais, peut passer chez Nature et Découvertes et dans les magasins Oxfam. Mais Trouble in the Streets a beau faire penser à du Vampire Weekend, la chèvre suédoise broute en bronzant et cherche ses racines dans une démarche tout ce qu’il y a de plus naturaliste.

D’I Sing in Silence à Goodbye, de Temple Rhythms à Try My Robe, Goat explore le folk des quatre coins du monde sur un disque globalisé qui met un peu de temps (et nécessite un casque) pour dévoiler tous ses secrets. Requiem for a dream… (J.B.)

TaxiWars – « Fever »

JAZZ. DISTRIBUÉ PAR UNIVERSAL. ***(*)

Le 25/10 à l’Aeronef (Lille), le 29/10 au Centre culturel d’Evergem, le 9/11 à L’Entrepôt (Arlon), le 11/11 à Bozar, le 12/11 au Muziekodroom (Hasselt), le 13/11 à De Zwerver (Leffinge), le 14/11 à Het Bos (Anvers) et le 16/11 au Palais des Beaux-Arts de Charleroi.

Tom Barman et ses acolytes soignent leur fièvre sur un album qui emmène le jazz aux frontières du hip hop et du spoken word.

Nos albums de la semaine: Nicolas Jaar, Goat, TaxiWars...
© Kris Dewitte

Il y a quelques jours, après douze ans de bons, loyaux et rock’n’roll services, quatre albums (vraiment pas les meilleurs) et environ 400 concerts, Mauro Pawlowski annonçait son départ de dEUS. Une envie, un besoin même, pour l’ancien Evil Superstars de rompre avec un circuit pop qui lui allait finalement assez mal au teint. La bête, sa créature, Tom Barman lui-même lui fait des infidélités. Et ce en même temps qu’à l’univers trop formaté du rock. Un an à peine après le premier album de TaxiWars né de sa rencontre avec le saxophoniste Robin Verheyen, l’Anversois remet déjà le couvert, bleu, sur la table de tous les bons disquaires. Les trois premiers albums de dEUS mis à part, Barman n’a jamais semblé aussi excitant et excité qu’avec ce trio jazz complété par le bassiste Nicolas Thys (Toots Thielemans, Zap Mama) et le batteur Antoine Pierre (Philip Catherine), qui a remporté l’an dernier le Sabam Jazz Award dans la catégorie Jeune Talent.

« Je n’aurais jamais rejoint un groupe dans lequel Tom chanterait du classic jazz« , rigole Verheyen, installé depuis dix ans à New York où il a joué avec Marc Copland, Gary Peacock ou encore Ravi Coltrane. Ça tombe bien, dans TaxiWars, Barman ne chante pas. Enfin pas vraiment. Nerveux au volant, il déclame, rappe, bredouille, éructe. Emmenant le jazz sur les terrains accidentés du hip hop et du spoken word.

On l’entend sur disque comme on le voit à ses concerts. Ces nouveaux paysages qui lui permettent de sinuer entre Charles Mingus, Archie Shepp et Pharoah Sanders, semblent rendre au dEUS en chef la fièvre de ses 20 ans. Il y a dans Fever, le deuxième TaxiWars, nettement moins énervé que son prédécesseur, des ambiances aventureuses comme il en installait déjà sur les deux premiers dEUS, mais elles dessinent ici tout l’univers d’un quatuor à l’attitude quasi punk. Un punk pour le coup virtuose. Et un jazz qui s’accommode à l’une ou l’autre petite exception près d’un format court. Le grand Tom n’a plus rien fait d’aussi bien depuis The Ideal Crash et d’aussi intéressant depuis In a Bar, Under the Sea.

On a beau toujours se demander après écoutes répétées ce qu’on pense vraiment de Soliloque (Sans Issue), morceau en français qui lorgne dans le débit du côté de Serge Gainsbourg… Comme Dans Dans (l’échappée belle du Flying Horseman Bert Dockx, de Lyenn et du batteur de Dez Mona), Tom Barman et TaxiWars rendent en Belgique du souffle à un genre qui, dans l’histoire toute cyclique de la musique, est en train de reprendre un petit coup de jeune.

« Le jazz durera aussi longtemps que des gens écouteront cette musique avec leurs pieds au lieu de l’entendre avec les oreilles« , disait John Philip Sousa. Avec les deux, c’est encore mieux. (J.B.)

Bill Evans (with Eddie Gomez and Jack DeJohnette) – « Some Other Time/ The Lost Session from the Black Forrest »

JAZZ. RESONANCE RECORDS HCD-2019. ****

Un double album composé d’inédits de Bill Evans et de son trio capté en studio en 1968, voilà un événement considérable pour tous les amateurs de jazz et même au-delà. Enregistrée pour le défunt label allemand MPS dans le salon d’une villa de Villingen (cité située dans la Forêt noire) et jamais publiée pour des raisons contractuelles, cette session voit le pianiste interpréter 20 titres qui se partagent entre compositions personnelles (Very Early, Turn out the Stars, Walking rebaptisé ici Walking Up) et standards (dont, entre autres, I’ll Remember April, My Funny Valentine, In a sentimental Mood, These Foolish Things, On Green Dolphin Street et les plus rares You Go to My Head et It Could Happen to You). L’enregistrement a été réalisé cinq jours après la prestation du combo au Festival de Montreux d’où était issu le seul disque jamais publié du trio comprenant (aux côtés du bassiste Eddie Gomez) le batteur Jack DeJohnette. L’édition concoctée par le label patrimonial Resonance offre tout ce qui a été mis en boîte lors de cette session mais a fait figurer (judicieusement) sur le premier CD les titres retenus à l’époque pour le LP jamais publié. Par ailleurs, Evans, qui se produit aussi dans ces plages en duo et en solo, est au meilleur de sa forme, offrant notamment un jeu bien plus percussif qu’il ne l’était jusque-là. (PH. E.)

Red Trio/John Butcher – « Summer Skyshift »

JAZZ. CLEAN FEED CF372CD (Instantjazz.com) ****

Il est le plus radical de tous les souffleurs de la musique improvisée en activité. Longtemps spécialiste des performances solitaires, l’Anglais John Butcher n’est pourtant jamais aussi intéressant que lorsqu’il se produit en compagnie d’autres musiciens. Surtout quand ils sont la puissance invitante comme c’est le cas avec les Portugais du Red Trio (Rodrigo Pinheiro, piano, Hernani Faustino, basse, Gabriel Ferrandini, percussions). La musique est, certes, sans concessions. Mais elle est plus proche du jazz (on pense au dernier Coltrane ou au Cecil Taylor des années 60) que ce qu’a produit depuis des décennies un saxophoniste (ténor et soprano) capable de faire montre d’un réel lyrisme lorsque l’environnement musical l’y invite. (PH. E.)

Robert Glasper Experiment – « ArtScience »

JAZZ. BLUE NOTE 970503 (Universal). *(*)

Ça commence en boulet de canon: le second quintette de Miles revisité par quatre musiciens survoltés. L’illusion est toutefois de courte durée. Moins de deux minutes plus tard, un titre chanté et (lourdement) binaire vient soudainement s’y substituer, l’entrée en matière n’étant à coup sûr qu’une blague faite aux jazzophiles dans notre genre. Mais, comme cette musique (R&B, funk?) ne relève en rien de la note bleue (sauf sous forme de lambeaux malgré sa publication sur le label historique du jazz par excellence), nous nous sommes laissés aller à une lâche vengeance en la notant selon nos critères, alors même que nous savons qu’elle s’adresse à un autre public (du moins on l’imagine) que celui intéressé par cette rubrique. (PH. E.)

Terrasson/Belmondo – « Mother »

JAZZ. IMPULSE! 49466 (Universal). **(*)

Le choix de mélanger originaux, classiques du jazz ou pas (First Song de Charlie Haden, You Are the Sunshine of My Life de Stevie Wonder), standards éternels de la musique américaine (Lover Man, You Don’t Know What Love Is) et incunables de la chanson française (La Chanson d’Hélène ou Que reste-il de nos amours?) est une idée sympathique pour un duo trompette-piano. Mais, renforcé par le côté rencontre au coin du feu entre copains auquel il faut ajouter dans certains titres les attaques plus qu’approximatives du trompettiste, l’ensemble a un peu de mal à passer. En fait, on l’oublie instantanément après son écoute -le fait qu’il soit publié sur Impulse! (France) ne lui conférant malheureusement aucune aura particulière. (PH. E.)

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