Critique | Musique

Nos albums de la semaine: John Legend, Howe Gelb, Shabaka and the Ancestors…

John Legend © Eliot Lee Hazel
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Avec Darkness and Light, le chanteur soul John Legend retrouve une nouvelle épaisseur. Loin de la révolution de palais annoncée, certes, mais avec un disque chaleureux et inspiré. Avec également nos critiques des albums de Howe Gelb, The Hecks, Broken Back, PC Music, Shabaka and the Ancestors, Dikeman/Parker/Drake, The Fred Hersch Trio, Loriers/Postma/Thys et Mount Meander.

John Legend – « Darkness and Light »

SOUL. DISTRIBUÉ PAR SONY. ***(*)

De John Legend, on ne sait jamais trop quoi attendre. Au début de sa carrière, au milieu des années 2000, il était volontiers présenté comme le futur de la soul. Mais au fil du temps, il s’est surtout contenté de l’actualiser: assez inspiré que pour sortir de la masse, trop lisse que pour bousculer complètement les codes… Loin des poses crâneuses d’un certain r’n’b, il a montré néanmoins qu’il pouvait varier les angles. Il a par exemple réalisé un disque de reprises à haute charge revendicative, en collaboration avec The Roots (Wake Up!, en 2010). En 2015, il récoltait également un Oscar pour sa chanson Glory, tirée du film Selma, retraçant l’un des épisodes fondateurs du mythe pacifiste de Martin Luther King. A côté de cela, Legend s’est toutefois aussi montré capable de pondre un tube aussi insipide et lénifiant qu’All of Me, balade amoureuse dont la mélasse a désormais contaminé tous les bals de mariage.

De quel côté penche cette fois la balance? La pochette noir/blanc de Darkness and Light, son cinquième album, suggère une nouvelle gravité. Le disque débute par le morceau I Know Better, sur lequel il confie notamment la sentence suivante: « They say ‘sing what you know’/But I’ve sung what they want/Some folks do what they’re told/But baby, this times, I won’t« . Une manière d’annoncer que cette fois, Legend n’en fera donc qu’à sa tête.

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La rupture se marque dès le générique: à la pléthore de collaborateurs qui avaient officié sur le précédent Love in the Future, Legend a préféré cette fois un équipage plus resserré. Mais aussi bizarrement hétéroclite, comprenant aussi bien des plumes pop (Julia Michaels, vue chez Justin Bieber, Demi Lovato…) que des noms plus indie (Will Oldham, alias Bonnie Prince Billy). Pour diriger les débats, Legend a fait appel au producteur Blake Mills, trentenaire remarqué notamment grâce à son travail sur le disque Sound & Color d’Alabama Shakes.

La chanteuse du groupe blues-rock-soul sudiste, Brittany Howard, est d’ailleurs présente sur le morceau-titre, miaulant ici plus qu’elle ne s’égosille. Elle n’est en outre pas la seule invitée. Sur Penthouse Floor, c’est Chance The Rapper qui fait son apparition, tandis que Miguel vient assister l’hôte de la maison pour un exercice de crooning soul amoureux -« Let that telephone ring/Let that blue bird sing« , insistent-ils en choeur-, sanctionné par le saxophone inspiré de Kamasi Washington. Le jazzman fait également une apparition sur Right By You (for Luna), que Legend dédie à sa fille. Moins pour la bercer que pour lui confesser ses doutes -« How can you be free from all this sorrow?« . Ailleurs, le chanteur glisse d’ailleurs encore l’une ou l’autre allusion plus « politique » (« My history has brought me to this place/There’s power in the color of my face » sur I Know Better) ou note plus pessimiste (Marching Into the Dark). Certes, la déclaration d’émancipation annoncée au début du disque n’a pas valeur de grand chambardement. Il n’empêche: avec Darkness and Light, Legend retrouve de la substance. (L.H.)

Howe Gelb – « Future Standards »

POP. DISTRIBUÉ PAR FIRE RECORDS/KONKURRENT. ***(*)

Après avoir annoncé début d’année la retraite anticipée de Giant Sand, mettant un terme à 30 ans de bons et loyaux services en tant qu’ambassadeur du desert rock et parrain de la country alternative (il était encore au Bota en avril en compagnie du Grandaddy Jason Lytle), Howe Gelb nous revient avec un album solo baignant dans les volutes enfumées et stagnantes d’un club de jazz fleurant bon le mégot écrasé et le cendrier froid. Ou peut-être le bar d’un hôtel squatté aux petites heures par ses deux derniers clients. Derrière un titre d’album au nom faussement prétentieux (on le prendra plutôt sur le ton de l’humour) se cachent douze titres classieux et classiques emmenés par la voix de crooner d’Howe et la délicatesse de son piano. Le pote de Lisa Germano, John Parish et Calexico a troqué les bottes de cowboy pour le costard trois-pièces et marche ici sur les traces de Cole Porter, Frank Sinatra, Billie Holiday et Burt Bacharach. Magnifiquement secondé par la chanteuse Lonna Kelley, déjà croisée à ses côtés, et sa douce voix de l’Arizona (sur Terribly So, A Book You’ve Read Before et Ownin’ It), Gelb revisite Shiver de Giant Sand (dont il a embauché la section rythmique) et désarme avec le tout dépouillé May You Never Fall in Love. Futurs standards ou pas, un disque intime, feutré et léché pour emballer, un verre de vin à la main, en se réchauffant cet hiver près de la cheminée. (J.B.)

The Hecks – « The Hecks »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR TROUBLE IN MIND/KONKURRENT. ****

L’approche des fêtes de fin d’année et le ralentissement de l’industrie du disque se prêtent toujours à la découverte de quelque album passé sous les radars. L’occasion d’épingler le premier skud de The Hecks, trio de Chicago, deux guitares-une batterie, signé sur le recommandable label Trouble in Mind (Fuzz, Morgan Delt, Jacco Gardner…). Petits cousins un peu crados des Parquet Courts, The Hecks pompe sans vergogne le Velvet Underground (The Thaw), le punk, ses pionniers et ses rejetons. Et quand il ne s’aventure pas dans le drone (Landscape Photography, Tea) et le psychédélisme Nuggets (Trust and Order), déconstruit le garage ou se prend pour Wire (Sugar) toujours avec pas mal d’aplomb et d’à-propos. Des mecs à suivre… (J.B.)

Broken Back – « Broken Back »

ÉLECTROPOP. DISTRIBUÉ PAR SONY MUSIC. ***(*)

En menuiserie comme en chanson, une scie est l’instrument qui peut mener au succès. Sur le premier album de Broken Back, Say fait partie de cette catégorie brodant un électro-folk théâtral, qui tient autant de la ballade épique que du frotti-frotta rapproché. C’est porté par la voix de Jérôme de Saint-Malo dans la vraie vie, qui n’invente rien -Oscar & The Wolf et d’autres sont passés par là- mais possède un vrai talent pour caser sa voix aux limites raisonnables du larynx. Quelques titres sont en slow motion mais il y a aussi des morceaux enlevés comme Got to Go, qui tient à la fois de Purcell et de Zucchero. Ce qui en soi, est un truc théoriquement impossible. (Ph.C.)

Divers – « PC Music, Vol. 2 »

POST-POP. DISTRIBUÉ PAR PC MUSIC. ***

L’ironie est un art délicat. Surtout dans la musique pop. Fondé en 2013, PC Music est ce collectif anglais anonyme, aux contours flous et au discours marketing trop frontal que pour ne pas paraître suspect. La musique elle-même n’a jamais caché son goût pour le maximalisme kitsch, mélangeant électropop flashy, eurodance criarde et J-Pop bubblegum. Avec cette question cependant: où s’arrête la parodie? quand commence l’escroquerie? Sortie en 2015, une première compilation se gardait bien de donner les éléments pour trancher. Un an plus tard, un second volume continue de faire joujou (le bruitisme de Poison). Derrière la carte conceptuelle, PC Music montre cependant que le sarcasme n’est pas forcément une impasse, à l’image de Broken Flowers qui dépasse l’exercice de style dance désincarné. (L.H.)

Shabaka and the Ancestors – « Wisdom of Elders »

JAZZ. DISTRIBUÉ PAR BROWNSWOOD RECORDINGS. ****(*)

Croisé aux côtés de Mulatu Astatke, de Floating Points et d’Anthony Joseph, le saxophoniste Shabaka Hutchings rajeunit le jazz en rendant hommage aux anciens.

L’an prochain, un siècle tout juste après la sortie de ce que beaucoup considèrent comme le premier disque de jazz de l’histoire (Livery Stable Blues de l’Original Dixieland Jass Band), l’Ancienne Belgique célébrera toute sa saison durant un genre musical revenu depuis quelques années sous le feu des projecteurs. Pas étonnant que Shabaka and the Ancestors ait déjà été annoncé à l’affiche du BRDCST, le festival printanier indoor de l’AB. D’autant que l’événement, pour sa deuxième édition, sera placé sous le thème de l’afrofuturisme.

« Is Jazz entering a new golden age? », questionnait cet été le quotidien britannique The Guardian. Affirmatif! Et le captivant saxophoniste, chef d’orchestre et compositeur britannique Shabaka Hutchings n’est pas totalement innocent dans cette affaire.

Co-fondateur des Sons of Kemet, quatuor éthio-jazz à l’excitante primitivité embrassant différentes cultures de la diaspora africaine, membre de The Comet is Coming (qui lui a valu d’être nominé au Mercury Prize) et du septuor électro-world-jazzy-psychédélique Melt Yourself Down, Shabaka s’était déjà illustré dans une foultitude de projets allant du jazz au funk en passant par l’électronique et l’afrobeat. Que ce soit aux côtés de la légende éthiopienne Mulatu Astatke, du producteur mancunien Floating Points, du contrebassiste américain disparu Charlie Haden ou du griot trinidadien Anthony Joseph.

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Un peu comme Kamasi Washington, après s’être fait les dents sur les disques des autres (et dans des aventures plus collaboratives), Hutchings s’est donc décidé du haut de ses 32 ans à prendre son destin en main. Depuis quelques années, le musicien né à Londres et élevé à La Barbade fréquentait régulièrement l’Afrique du Sud, se documentant sur la scène locale entre Johannesburg où il multipliait les concerts et Le Cap, la ville de son ex-petite amie. Il se mit en tête fin 2015 d’y enregistrer un disque. Un disque composé en moins d’un mois dans la capitale parlementaire du pays et mis en boîte en une journée dans sa ville la plus peuplée.

John Coltrane, Pharoah Sanders, Steve Williamson, Zim Ngqawana, Soweto Kinch, Louis Moholo, Marshall Allen (Sun Ra Arkestra)… Sorti il y a quelques semaines déjà, Wisdom of Elders, « La Sagesse des anciens », est marqué par nombre de figures tutélaires et a été fabriqué avec des musiciens locaux. Notamment le trompettiste Mandla Mlangeni, le batteur Tumi Mogorosi et le pianiste Nduduzo Makhathini que Shabaka a dans la foulée aidé à enregistrer son album.

« Il s’agit d’un hommage à toutes les leçons que j’ai reçues de tous les musiciens que j’ai croisés. En direct ou sur disque, résume Hutchings dans Libération. Une énergie, un feeling, une manière de se projeter… Une intensité qui n’a rien à voir avec les notes. Il s’agit d’un message, même si je prends le terme avec des pincettes. » La musique de Shabaka, elle, est à embrasser à bras-le-corps. (J.B.)

Karis Auzins, Lucas Leidinger, Tomo Jacobson & Thomas Sauerborn – « Mount Meander »

JAZZ. CLEAN FEED CF375CD ***(*)

Formé par de jeunes musiciens originaires d’Allemagne, Lettonie ou Pologne et vivant, pour deux d’entre eux, à Copenhague où l’album a été enregistré, Mount Meander (titre de l’album mais aussi de la formation), mélange les climats (passant du quasi délétère au presque musclé) dans les sept titres qui le composent -dont une suite en trois parties. La barrière entre compositions et improvisations est ici allègrement pulvérisée tant tout y semble à la fois pensé et spontané, approche traduisant pour le moins l’extrême osmose qui lie les membres d’un combo à l’instrumentation classique (saxes, piano, basse, batterie). Bref, une jolie réussite discographique pour un quartette que l’on aimerait entendre en live. (PH.E.)

Nathalie Loriers, Tineke Postma & Nicola Thys – « We Will Really Meet Again »

JAZZ. W.E.R.F.142 ****

La rencontre de Nathalie Loriers et de Tineke Postma, initiée par le Gaume Jazz Festival édition 2013, a résulté en un coup de foudre musical entre les deux femmes. Un disque, Le Peuple des silencieux, a concrétisé deux ans plus tard la formidable et immédiate complicité nouée entre la pianiste belge et la saxophoniste hollandaise. We Will Really Meet Again (où Nicolas Thys a remplacé Philippe Aerts à la basse) lui est encore supérieur. Écrit par Nathalie, l’ensemble des compositions (au ton souvent mélancolique), se voit complété de façon inattendue par trois improvisations (dont le magnifique Quietness) constituant une preuve de la confiance supérieure qui lie un peu plus encore les deux musiciennes. (PH.E.)

The Fred Hersch Trio – « Sunday Night at the Vanguard »

JAZZ. Palmetto Records PM2183 ****

Pour son troisième disque enregistré dans le plus célèbre des clubs new-yorkais, Fred Hersch (accompagné par John Hebert, basse, et Eric McPherson, batterie), assume cette fois ouvertement le lien le reliant à Bill Evans en reprenant le titre de l’album qui concluait les mythiques prestations du trio de son aîné au Vanguard en 1961 -les dernières auxquelles participa le bassiste Scott LaFaro. Mais si ce Sunday ne manque pas d’éclairer sur ce que Hersch doit au maître, il permet aussi d’entendre ce qui l’en sépare (en particulier un sens de l’abstraction poussé) sur un répertoire de standards, classiques comme récents, et de compositions originales. Sans doute le meilleur album à ce jour de l’ancien prof de Brad Meldhau. (PH.E.)

Dikeman/Parker/Drake – « Live at La Resistenza »

JAZZ. elNEGOCITO 041 *****

Enregistré en public à Gand il y a environ trois ans dans un lieu baptisé La Resistenza (appellation parfaite pour accueillir ce free jazz qui n’a rien de revival), le trio formé du jeune saxophoniste (alto et ténor) John Dikeman et de deux vétérans de la scène afro-américaine improvisée, les légendaires William Parker (contrebasse) et Hamid Drake (batterie), avait enthousiasmé malgré la longueur d’un concert auquel les musiciens ne voulaient pas mettre fin. Avec ce disque finement édité, nous retrouvons la tempête qui souffla alors pendant près de deux heures, mais concentrée et magnifiée dans ce qu’elle eut de magique et que la fabuleuse prise de son de Michel Huon préserve dans sa globalité -outre la qualité des timbres des trois musiciens, elle leur donne un relief extraordinaire, à la fois liés et totalement détachés. L’ensemble fait de ce live l’un des chefs-d’oeuvre discographiques de la musique improvisée publiés cette année et même au-delà. Invités à le rejoindre par un saxophoniste (blanc) qui possède un talent qui ne peut être comparé qu’à celui des plus grands (toutes couleurs de peau confondues), Drake et Parker n’auront sans doute jamais été aussi étincelants de maîtrise et riches d’un imaginaire débordant -celui-là même que ne cesse d’ins(o)uffler Dikeman en souverain maître de cérémonie. (PH.E.)

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