Nick Drake, meurtri dans un jardin anglais

Nick Drake © Getty Images
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Nick Drake (1948-1974) est l’équivalent anglais et pastoral de Kurt Cobain. Même talent insulaire, même fin tragique prématurée, même héritage durable. Un disque live de divers interprètes ramène la magie d’un jeune homme emporté par sa mélancolie.

« Il se présenta à mon bureau dans un pardessus noir en laine, sali par les cendres de cigarette. Il était grand et beau, avec le dos voûté qui lui donnait un air contrit: soit il n’avait aucune conscience de sa beauté, soit il en était gêné. Il me tendit la bande et quitta la pièce d’un pas traînant. Quand je me retrouvai au calme un peu plus tard cet après-midi de l’hiver 1968 (…), je repassai la bande et la repassai encore. L’évidence et la force de son talent étaient frappantes (…). La musique restait à l’intérieur d’elle-même, et n’essayait pas de forcer l’attention de l’auditeur, elle était simplement à sa disposition. Sa technique à la guitare était si limpide qu’il fallait un moment pour saisir à quel point elle était complexe. Certaines influences étaient décelables çà et là, mais le coeur de la musique restait mystérieusement original. »

Ces lignes sont signées Joe Boyd, auteur de White Bicycles (Allia, 2006): cet entrepreneur américain, né en 1942, y raconte son expérience anglaise dans le Londres ébouriffé des sixties. L’ex-étudiant d’Harvard s’éprend d’abord du Floyd débusqué lors d’une soirée à l’UFO, « premier ballroom psychédélique anglais », et produit le single inaugural de la bande à Barrett (Arnold Layne). Suivent d’autres jeunes pousses de la contre-culture comme le folkeux transgénique John Martyn et les hippies à succès de l’Incredible String Band. Surtout, Boyd et sa compagnie Witchseason vont se charger de deux des trois albums enregistrés par Drake: Five Leaves Left (septembre 1969) et Bryter Layter (novembre 1970) (lire encadré). Vingt titres d’un éclat juvénile inédit: Drake n’est pas plus un beatnik négligé qu’un freak campagnard, même si les indices sont trompeurs. Time Has Told Me, The Thoughts Of Mary Jane, Northern Sky amènent une sensation d’hypnose consentie, de bien-être clair, de hammam pastoral encouragés par la pureté de la voix et celle des arrangements.

A explorer les textes, on comprend que le jeune mec -21 ans à la sortie de Five Leaves Left– amateur des songwriters américains Randy Newman et Tim Buckley, construit un puzzle sensoriel beaucoup moins confortable qu’il n’y paraît. Dans Fruit Tree, il a ces mots curieusement prophétiques: « Life is but a memory/Happened long ago/Theatre full of sadness/For a long forgotten show. » La rencontre de Boyd et Nick est celle d’un électrochoc diffus: le producteur comprend d’emblée que l’insolente beauté des morceaux est indissociable de cette silhouette inquiète. Du haut de son mètre 91, visage aux lèvres ourlées et cascade de cheveux bruns semi-longs, le Nick ramène d’autres accointances: celles de John Keats (1795-1821) ou de Lord Byron (1788-1824), poètes du romantisme à l’anglaise, double référence à une forme d’élégance qui ne dilue pas le désespoir magnifié.

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Mains vastes et robustes

Comme Byron, Drake est bien né. Non pas dans l’aristocratie mais dans l’upper-middle class anglaise. Son père, Rodney (1908-1988), occupe un poste élevé dans la Bombay Burmah Trading Corporation, sa mère, Mary Lloyd (1916-1993), surnommée Molly, vient d’une égale bonne famille: tous deux aiment profondément la musique et Molly la pratique avec assiduité, écrivant ses propres chansons, plutôt spleen et languissantes. La soeur aînée de quatre ans de Nick, Gabrielle, dira: « Nous avons eu une enfance exceptionnellement heureuse. La famille était proche, les parents étaient stricts mais merveilleux. »(1) Le décor d’enfance est grandiose: Rangoon en Birmanie les deux premières années, Bombay les deux suivantes. Le retour en Grande-Bretagne en 1952 se fait à Tanworth-in-Arden, village très anglais à 150 km au nord de Londres dans une maison grande, racée et paisible. Tout est conçu pour que Nick suive les traces confortables des Drake: école privée à Marlborough, puis études de littérature anglaise au Fitzwilliam College de Cambridge. Juste avant son entrée à la prestigieuse fac, Nick Drake passe l’été à Aix-en-Provence et pousse avec des amis de voyage le trip jusqu’en Afrique du Nord. Découverte des parfums de la fumette qui ne dissiperont pas sa nostalgie endémique.

Drake Disco

La référence 2013 -qui déclenche ce papier- est la parution de Way To Blue-The Songs Of Nick Drake (Rough Trade, ***). Le producteur historique, Joe Boyd, rassemble quinze titres de Drake enregistrés live à Londres 2010 et Melbourne 2011 par un casting éclaté. Pas d’interprètes stars mais des outsiders (Green Garthside, Vashti Bunyan, Lisa Hannigan) aspirés vers le modèle original. La chanteuse black US Krystle Warren transcende l’ensemble via une interprétation éblouissante de Time Has Told Me.

Sinon, il faut évidemment (re)découvrir les originaux. Le box Fruit Tree (Island) est une bonne affaire, sa dernière version de 2007 présentant, en plus du doc DVD A Skin Too Few, le triplé studio original. Five Leaves Left (****) pousse voix et guitare et un peu plus vers un pathos d’intimité exclusive. Bryter Layter (*****) est un chef-d’oeuvre échoué sur une île déserte paresseuse: les nouvelles épaisseurs musicales -sax, guitare électrique, basse et davantage de batterie- se trouvent magnifiées par les arrangements fruités dissipant l’incurie dépressive. Pink Moon (****) sera le disque le plus vendu a posteriori même s’il est strictement confectionné à la guitare/voix -avec une pincée de piano- et sonne aujourd’hui aussi sec et magnifiquement lugubre qu’un coup de trique final.

Diverses compilations circulent, dont deux datées de 2004: Nick Drake-A Treasury (Island, ****) résume la carrière de Nick de manière conventionnelle en SACD (remember le Super Audio?) alors que Made To Love Magic (Island, ***) rassemble gentiment quelques outtakes et remix, dont une version inédite de River Man datée de 1968. Plus original, le Family Treede 2007 (Island, ****) est essentiellement composé de démos d’avant Fives Leaves Left et montre le talent absolu de ce fils intranquille, sa soeur Gabrielle apparaissant sur un titre et sa mère, Molly, sur deux autres. Récemment, Molly Drake a eu droit à un tirage limité de 19 de ses propres chansons en un album éponyme. Daté des années 50, l’enregistrement en disque (ou MP3…) est poignant et d’une certaine manière, hautement prophétique de la suite (Spotify en écoute gratuite, ***).

« Sa sensibilité est devenue son bouclier. Ses amis se demandaient si Nick était un homo refoulé. Cela aurait pu expliquer son sens de la défaite, à 18 ans, son besoin intense de vie privée, son déni du corps, son incapacité à toucher les autres, sa vue idéalisée des femmes et son échec à avoir une petite amie. »(2) A Cambridge, Nick vit sa première expérience scénique, au May Balls, version locales des proms, accompagné par une douzaine d’instrumentistes en robes de soirée. L’étudiant comprend que son destin est là, littéralement dans ses mains -vastes et robustes- qui glissent avec science et désinvolture sur le manche d’une six cordes acoustique. Son univers de mers et de lunes est inspiré des symbolistes français, parfumé à la grandeur évanescente de Cambridge. Il lui arrive de rouler jusqu’à la côte du Suffolk la nuit, juste pour humer la noirceur nocturne des vagues qui grondent.

Trauma scénique

Après un premier essai avec l’arrangeur de James Taylor (Richard Hewson), le producteur Joe Boyd répond au voeu de Nick: demander le travail sur les cordes à son compagnon de Cambridge, Robert Kirby. Toute sa (courte) vie durant, Nick fonctionnera en compartimentant ses amitiés, se réfugiant ci et là quand Londres lui paraît trop lugubre, fuyant la maison parentale pour disparaître deux ou trois jours chez des inconnus. « A 18 ans, il pensait que le monde le laissait derrière lui. Refusant d’acheter de nouveaux vêtements ou de se peigner les cheveux, il agissait comme le visiteur de son propre corps. »(2) Les somptueux arrangements de cordes de Kirby ont tout du baume régénérateur: leur lyrisme spartiate renvoie à Handel, Ravel ou Delius, donnant au couple voix/guitare l’espace primordial à son accomplissement. Five Leaves Left sort à la fin de l’été: il faut tourner, le promouvoir, en parler. Le futé John Peel lui donne une visibilité radio, mais c’est une exception et la presse ne suit pas: le Melody Maker -plus important hebdo de l’époque- qualifie l’album de « mélange maladroit de folk et de cocktail jazz ». Pathétique opinion dont le temps aggrave la grotesque sûreté. Reste la scène: le 24 septembre 1969, Drake ouvre pour les vedettes folk Fairport Convention au Royal Festival Hall et… fait un triomphe inattendu devant le public londonien. Mais lorsqu’il part ensuite en tournée anglaise, il jette l’éponge à la troisième prestation: les audiences du Nord, bruyantes et dissipées, ne savent pas quoi faire de ce type solo, mutique entre les chansons, le regard fuyant.

Du shoegazing acoustique qui s’écrase dans l’indifférence imbibée. Comme l’album, qui ne suit aucun scénario de succès. Drake est mortifié: il a quitté Cambridge et vit dans le dénuement quasi complet au rez-de-chaussée d’une maison victorienne d’Hampstead. C’est là qu’il écrit l’essentiel de Bryter Layter, le deuxième disque publié à l’automne 1970. Sans être exactement primesautier, l’album refuse d’être crucifié par sa propre morosité et se laisse aller ci et là (Hazy Jane II) à des airs de légèreté et de luxure retenue. Dans White Bicycles, Joe Boyd raconte comment John Cale, entendant par hasard la musique de Drake, en reste sidéré et demande à voir Nick, là, TOUT DE SUITE. Cale joue sur deux titres de Bryter Layter, mais cela ne changera rien au mur de silence épais qui se construit autour de l’album pendant longtemps.

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Lune rose

Fin 1970, une fois Joe Boyd reparti aux Etats-Unis -et sa compagnie Witchseason revendue à l’Island Records de Chris Blackwell-, Drake, désarçonné, plonge dans la dépression, « brouillard noir qui l’enveloppera pendant trois années tourmentées »(2). Psychiatre et antidépresseurs accompagnent des séjours à la maison parentale du Warwickshire où les journées s’étirent dans l’apathie et l’ennui. Il lui arrive de partir pour Londres, quitte à faire demi-tour en chemin, soudain paralysé par ses angoisses et son vertigineux manque de désir. Un de ses amis dira alors de Drake: « Il était terriblement détaché. Il s’est peu à peu retiré, retiré, retiré jusqu’à complètement disparaître. » Aux plus mauvais moments, sa déchéance n’est pas seulement mentale: il se néglige, ne se lave plus les cheveux, ne se coupe plus les ongles. De cet interminable tunnel noir, Drake sort -provisoirement- début 1972. Il vient de passer quelque temps dans l’appartement de Chris Blackwell en Espagne et en a conçu ce qui va devenir son troisième et ultime album solo, Pink Moon. Enregistré en deux sessions en octobre 1971, le disque est un dialogue exclusif entre Nick et sa guitare, excluant tout corps étranger si ce n’est ses propres overdubs de piano sur la plage titulaire. Dépouillement majeur, grandes chansons (Pink Moon), durée minimale: 28 minutes 34 secondes de solitude affirmée. Le public ne suivra pas plus cette lune rose -une allégorie de la mort- que les deux planètes précédentes. Début 1972, Drake passe cinq semaines à l’hôpital pour tenter d’enrayer son toboggan personnel vers le néant. Peu après, John Martyn, compagnon de folk et ami proche, lui aussi de l’écurie Joe Boyd, écrit pour Nick sa chanson Solid Air, lui adressant ces phrases sur la sensation de vide vorace: « Don’t know what’s going wrong inside/And I can tell you that it’s hard to hide when you’re living on solid air. » En février 1974, Drake revient en studio pour quelques titres qui ne sortiront qu’à titre posthume une décennie plus tard. Parce que la nuit du 24 au 25 novembre de la même année, dans la maison familiale de Tanworth-in-Arden, le chanteur mélancolique overdose après une absorption massive d’amitryptyline, un puissant antidépresseur. Le médecin légiste conclut au suicide. Nick Drake a alors 26 ans, trop jeune pour entrer à l’infameux Club des 27…˜

(1) programme radio hollandais, 1979

(2) Arthur Lubow, notes de pochettes pour le box Fruit Tree, Rykodisc, 1986

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