Les beatmakers bruxellois sortent de l’ombre du rap

ShunGu dans son home studio © R. Alaverdian

Rarement mis en avant alors qu’ils exécutent un travail titanesque, les beatmakers sont souvent déconsidérés. Pourtant, sans leur talent, le rap ne serait rien. Rencontre avec quatre d’entre eux: Phasm, Morgan, ShunGu et Le Motel.

Depuis quelques temps déjà, la scène rap belge fait parler d’elle dans les médias et sur la Toile, notamment grâce à des artistes comme Caballero, Jean Jass, Roméo Elvis, Damso, L’Or du Commun ou encore Le 77, Le Dé et Peet. Que ce soit au plat pays ou chez nos voisins de l’Hexagone, ces noms ne laissent pas indifférents et sont connus par la plupart d’entre nous. Pourtant, ils ne sont que la face émergée de l’immense iceberg que constitue le monde du rap francophone. Qui a entendu parler de Phasm, le compositeur de l’instrumental de Tu vas glisser, l’un des tubes phares de Roméo Elvis? Qui a entendu parler de Morgan, le beatmaker du 77, sans qui l’instrumental de Tourette n’aurait jamais vu le jour? Et ShunGu, qui produit pour des stars internationales telles que Rejjie Snow? Pas grand monde. Abattant un boulot considérable, ils sont autant voire plus impliqués en termes de création musicale que les rappeurs avec lesquels ils travaillent. Cependant, ils sont pour la plupart d’entre nous de parfaits étrangers dont on ne connaît ni le nom ni le visage. Et d’après ce que nous dit Morgan, « cela fait un moment que c’est comme ça« . Mais les choses sont peut-être sur le point de changer.

De l’ombre à la lumière

Phasm
Phasm© David Polaczek

Que ce soit en Belgique ou ailleurs, la reconnaissance du public envers les beatmakers est risible et insignifiante par rapport à celle accordée aux rappeurs, à moins de faire partie des ténors du milieu. Et contrairement aux idées reçues, ça ne les dérange pas tous. « C’est important de créditer les gens, mais bon ça ne me dérange pas non plus que ce soit un métier de l’ombre. Je ne comprends pas trop ceux qui veulent à tout prix faire de l’argent en vendant des prods par exemple: c’est une passion, tu composes pour ton plaisir avant tout. En tant que beatmaker, je ne pense pas qu’il faille spécialement rechercher la notoriété auprès du public, mais plutôt auprès des rappeurs: notre travail s’adresse surtout à eux« , argumente Phasm. Et pour ceux que ça gêne, les choses sont en train de changer: une nouvelle scène consacrée uniquement et entièrement au beatmaking voit petit à petit le jour. ShunGu, fervent défenseur de ce nouveau concept, détaille: « Aujourd’hui, il y a vraiment une scène beat qui se développe. Peut-être pas super fort en Belgique, mais dans le monde entier, petit à petit. Et ce qui est bien, c’est que ça marche: il y a de plus en plus de bons labels qui signent juste avec des beatmakers. » Le Motel complète: « la scène beat est beaucoup plus développée aux États-Unis et en Angleterre, mais elle commence tout doucement à se mettre en route chez nous aussi: plus en Flandre qu’à Bruxelles pour le moment. Je bosse avec un label qui s’appelle Tangram Record, et eux sont à fond dans cette tendance: mettre les beatmakers en avant, quelle que soit leur renommée. En général, ils font venir un beatmaker international ainsi que des artistes belges. »

En plus de l’apparition de ce mouvement novateur, certains rappeurs sont conscients de l’existence d’un certain déséquilibre. C’est le cas de Roméo Elvis qui a fait le choix de promouvoir aussi bien sa propre personne que celle du Motel en mettant beatmaker et rappeur sur un même pied d’égalité via ses albums Morale et Morale 2. L’associé du fils de Marka et Laurence Bibot explique que « le projet avec Roméo n’est pas juste un échange de beats, mais une collaboration à part entière. On a décidé de défendre les deux albums comme tel, d’où le choix de signer Roméo Elvis X Le Motel. J’ai vraiment une part de création égale à lui sur le projet et cette reconnaissance est assez rare dans le milieu: Roméo me met vachement en avant et je trouve ça super positif. »

Morgan
Morgan© David Polaczek

Vivre de sa passion?

Sur bien des plans, les Européens adoptent des comportements, des méthodes et des politiques similaires à ce que l’on peut observer outre-Atlantique. Mais pas systématiquement: la conception du beatmaking qu’ont les natifs du pays de l’oncle Sam est à des années lumières de celle adoptée en Belgique. « Aux States, je pense qu’il y a moyen de vivre du beatmaking: les prods se vendent facilement – parfois très cher – une fois que tu as un nom« , explique Phasm. Véritable business, le rap s’y confond avec une immense industrie où l’argent domine le reste. Souvent oubliés par les rappeurs pour qui ils travaillent d’arrache-pied, les producteurs américains sacrifient leur créativité pour assurer leur productivité, afin d’avoir de quoi remplir son assiette. Car que ce soit à Atlanta ou à Los Angeles, la concurrence est brutale et seuls les plus productifs et talentueux compositeurs arrivent à se faire un nom. ShunGu, artiste belge ayant choisi de suivre la voie américaine, fait partie des rares belges qui parviennent à vivre de leur passion. Néanmoins, « c’est quand même un métier un peu instable où il faut être organisé et prévoyant: ça m’arrive de traverser des périodes de crises financières« , confie-t-il.

En Belgique, le statut de beatmaker est perçu de façon très différente: plus une passion qu’un métier, l’accent est mis sur la créativité et l’entre-aide. Comme le dit Phasm, « ici, c’est plus du donnant donnant entre artistes. Je ne vois pas spécialement de concurrence en termes de marché, vu qu’on n’est pas beaucoup au final: les bons beatmakers productifs sont assez rares. C’est plus du challenge: on se pousse mutuellement à se surpasser. » Le Motel ajoute: « On n’est pas à Los Angeles ou à Londres, où là il y a une vraie concurrence. En plus, ici, on a tous notre petit truc, notre petite signature et personne ne se marche dessus: chacun a son propre univers mais en même temps ça nous empêche pas de collaborer ensemble, de s’inspirer l’un l’autre. En fait c’est ça: il n’y a pas vraiment de concurrence mais on s’inspire les uns les autres. » En contrepartie, du fait d’une demande largement inférieure à celle que l’on observe aux States, il est beaucoup plus difficile de vivre de sa musique sur notre territoire.

Un travail de longue haleine

Chronophage, mal rémunéré et peu reconnu, le métier de beatmaker a tout du parcours du combattant. « Moi j’ai un gros problème avec le manque d’inspiration: quand il est là il est foudroyant. Bon, à force de composer, j’apprends de plus en plus de trucs et je parviens un peu à contrer ce manque mais c’est très variable en fait. Je peux faire 3 prods en un jour et en avoir une qui a vraiment quelque chose, tout comme je peux passer des mois entiers sans faire de son ni de musique« , explique Morgan quand on lui demande la nature de ses principales difficultés en tant qu’artiste. Pour Phasm, c’est la communication avec les rappeurs qui, de temps en temps, pose problème: « Tu donnes une prod à des rappeurs pour qu’ils fassent un morceau, t’attends 3 – 4 mois et au final, il y a rien. Du coup, la prod est bloquée pendant une période alors qu’elle aurait pu parler à d’autres gens. C’est important de fixer les choses directement avec eux. » Le Motel insiste sur le fait que travailler en collaboration augmente considérablement le temps de travail en studio: « Il y a toute une phase d’échange entre le rappeur et le beatmaker: je compose une prod, il m’envoie une acapella, je retravaille la prod, il réenregistre. Puis il y a aussi le mixage, le mastering, et tous ces aspects auxquels on ne pense pas forcément. Si tu fais juste des beats pour les mettre sur Soundcloud, ça va très vite, mais à partir du moment où tu veux sortir un vrai projet, que ce soit un album ou un EP ou un LP, il faut prendre en compte tout l’aspect de communication, s’organiser et s’y prendre à l’avance. En fait, la phase de création est assez courte, c’est tout le reste qui prend beaucoup de temps. »

Génération Internet

Le Motel
Le Motel© David Polaczek

Acquérir une certaine visibilité, oui, mais comment? Que ce soit auprès des rappeurs ou du public, un minimum de renommée est nécessaire afin de percer dans le milieu du beatmaking. ShunGu a construit sa réputation via la plateforme Soundcloud: « C’est un milieu particulier où il y a énormément de producteurs du monde entier: la communauté est énorme. À cette époque, quand j’ai vraiment commencé à faire du son, j’en faisais 8-10 heures par jour. Du coup, je sortais beaucoup de morceaux et ça me faisait une petite actualité qui m’a permis de construire une fan-base qui s’agrandit encore aujourd’hui. » Phasm, lui aussi issu de la génération Web, a également commencé à se faire un nom sur la Toile. « Avant, je faisais des petits freestyles dans mon studio pour le faire connaître. J’ai fait le Freestyle 87. Je ramenais des rappeurs et ils devaient soit apporter un disque ou un vinyle soit en choisir un dans ma collection et j’étais obligé de faire avec. Je faisais une prod, ils rappaient dessus: ça faisait un genre de série YouTube sur le beatmaking« , raconte-t-il avec une pointe de nostalgie.

En plus de proposer des solutions permettant une visibilité gratuite et quasi instantanée, Internet est aussi un lieu de rencontre, de collaboration et d’échange pour les artistes. C’est également grâce à lui que ShunGu, Morgan et Le Motel ont appris les bases de la composition sur ordinateur. « J’avais déjà des références via ce que j’entendais de Madlib et J-Dilla: j’ai essayé de reproduire ce qu’ils faisaient et j’ai cherché des informations, des conseils, trucs et astuces sur le Net« , se rappelle ShunGu, non sans fierté. Le Web permet également de démocratiser l’accès à la musique: bien que ce soit illégal, il est très facile de se procurer une version pirate d’un logiciel de composition, des samples de qualité, des effets et des instruments logiciels en tout genre. Certains comme Morgan préfèrent toutefois éviter les chemins de traverse: « Je préfère acheter mes licences, mes programmes et le matériel nécessaire, parce que sinon ça me prend vite la tête. Le fait de payer supprime pas mal de désagréments et permet de disposer des mises à jour, par contre ce n’est vraiment pas donné. » On laissera le mot de la fin au Motel: « Ce qui est génial c’est que maintenant t’as pas forcément besoin d’une tonne de machines analogiques: un petit contrôleur, quelques programmes et t’es parti. » À mettre entre toutes les bonnes mains…

Calvin Van der Ghinst

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