Industrie du disque: la fin d’une époque

Erwin Goegebeur © Mathieu Buyse
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Une page se tourne: en 2013, EMI, l’une des quatre majors du disque, a disparu du paysage musical belge. Rencontre avec son ex-patron, Erwin Goegebeur, 25 ans de carrière passionnée, grand partisan du local.

Certaines habitudes ne se perdent pas facilement. Sans emploi depuis trois mois, Erwin Goegebeur réussit encore à bourrer son agenda. Attablé dans une brasserie bruxelloise, l’ex-patron d’EMI Belgique s’en excuse presque: « Disons que je ne viens plus aussi souvent à Bruxelles. Donc, quand je suis dans le coin, j’essaie de rassembler mes rendez-vous. » Juste avant par exemple, la manager de Wim Mertens a chauffé la place. « Début de l’année, j’ai encore pu signer un deal avec Bertus pour ressortir certains de ses disques en 33t. » A ses pieds donc, un exemplaire de Struggle For Pleasure (celui sur lequel on retrouve le thème de Proximus). Publié une première fois en 1983 sous le nom de Soft Verdict, l’album bénéficia d’une réédition en 1988, attribué cette fois définitivement à Wim Mertens. A l’époque, Erwin Goegebeur a 28 ans. Il cumule encore un mi-temps de fonctionnaire au ministère des Finances et des piges en tant que journaliste indépendant. Un an plus tard, il fera son entrée à EMI Belgique…

Le compte est vite fait. 1989-2013. Pas loin de 25 ans de carrière. « Dans un seul label en plus, ce qui est assez rare! » EMI Belgique aujourd’hui n’est plus. La maison anglaise était pourtant encore jusque récemment l’une des quatre majors de l’industrie du disque. Entre-temps, le téléchargement illégal (et une valse des actionnaires) est passé par là. Fin 2011, Universal annonçait son rachat. En Europe, la Commission a toutefois mis le holà: sur certains territoires, la fusion allait créer une situation de quasi-monopole, comme en Belgique, France, Espagne… En février dernier, Universal refilait donc une série de bureaux EMI à Warner. La messe était dite. « Le 1er juillet, l’Europe a accepté le deal. Le 2, c’était fini pour moi. » On a beau chercher, difficile de dénicher la moindre once de rancune dans la voix d’Erwin Goegebeur. « Ce n’était pas un choc, ni une surprise. Ce qui m’a un peu aidé, c’est que partout ils ont choisi des gens de chez eux. Ce n’est donc pas spécialement un désaveu personnel. Warner a préféré placer ses propres patrons, je peux comprendre… »

Esprit de famille

Industrie du disque: la fin d'une époque

Né du côté de Bruges (1960), titulaire d’une licence en langues germaniques, Erwin Goegebeur rentre chez EMI au début de l’été 89. Ado, il a plongé tête baissée dans le rock avec Neil Young, Springsteen, avant d’enchaîner avec le punk et la new wave. « Dès le départ, EMI était mon label préféré. Le catalogue était incroyable: Pink Floyd, les Stones, les Beatles, plus tard, Blur, Radiohead… Ou encore le jazz avec Blue Note. En plus de ça, il y avait un esprit pour le « local », la liberté de signer des artistes de son propre territoire. Ce qui reste le vrai travail, et ce qui m’a passionné. » Un an à peine après son arrivée en tant que chef de produit, Erwin Goegebeur se voit ainsi confier les signatures belges. L’époque est bénie. L’arrivée du CD a redonné un nouveau coup de fouet à une industrie qui ressort tout son catalogue dans le nouveau format. « C’était une période incroyable. On a sorti par exemple Liefde voor muziek de Raymond Van Het Groenewoud (icône de la chanson-rock en flamand dans le texte, ndlr). C’était la première fois que la plupart de ses tubes étaient disponibles en CD: on en a vendu 100.000! Même chose avec de Kreuners, le deuxième album des Soulsisters… Tout cela en quelques mois. C’était la folie. » Trois ans, et quelques autres tubes plus tard, Erwin Goegebeur deviendra directeur marketing, avant de passer directeur général en 1997. « Je n’ai pas à me plaindre. C’est pour cela aussi que je n’ai jamais quitté le label. On est bien venu frapper à ma porte de temps en temps. Mais je suis toujours resté attaché au catalogue. Et puis mon coeur était chez mes artistes belges. Surtout flamands, c’est vrai, mais aussi francophones, comme Adamo avec qui j’avais un très bon rapport. »

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Ce n’est pas le seul. Le lendemain de la rencontre, Erwin Goegebeur renvoie un mail: « Je regrette de ne pas avoir mentionné ma collaboration avec Marc Moulin (peut-être l’artiste belge que j’ai admiré le plus, comme artiste et être humain) et Montevideo (un de mes albums préférés du catalogue belge d’EMI…)… » Contacté par téléphone, Jean Montevideo raconte: « Quand on a signé au printemps 2012, on a directement senti un esprit de famille. On avait presque l’impression de se retrouver sur un label indépendant, et non une major. Erwin est un patron très proche de ses artistes. C’est un passeur, plus qu’un gestionnaire. »

Industrie du disque: la fin d'une époque

Baloji, autre artiste belge francophone passé par EMI, confirme: « Erwin, c’est un peu le dernier des Mohicans. Quelqu’un d’intègre, qui fait toujours ce qu’il dit. Un vrai gentleman aussi. Quand ils ont fermé les bureaux, il a repris les tableaux qui ont servi pour le visuel de mon album (Hotel Impala, en 2008, ndlr) et me les a ramenés. Il a la classe. » Erwin Goegebeur: « Je pense toujours que Baloji est un mec très talentueux. Le plus beau clip qu’on ait jamais produit, c’est celui de Tout ça ne vous rendra pas le Congo. Huit minutes, tournées à Lubumbashi, dans des circonstances pas évidentes, avec une fanfare, etc. Pour moi, c’est un chef-d’oeuvre. »Avant cela, Erwin Goegebeur avait déjà signé Starflam, collectif rap liégeois dans lequel officiait alors Baloji. En interne, il a bien fallu un peu convaincre: un groupe de rap belge vraiment? Francophone de surcroît? Goegebeur insistera. Résultat: l’album Survivant sera disque de platine… « Starflam, c’était phénoménal. Je me rappelle du Pukkelpop: sur scène, Baloji a commencé à remercier l’équipe en citant le nom de deux, trois mecs d’EMI, dont le mien. C’était super. Mais après, je lui ai quand même dit: « Balo, faut pas! Les gens n’en ont rien à foutre. C’est ton art. Tout ce qu’on fait, c’est vous supporter. » C’est vrai! Ce n’est pas nous qui écrivons et composons les morceaux. C’est leur talent. Ce que le label peut faire, c’est investir, soutenir… Je suis convaincu que les artistes ont toujours besoin de ça. Peut-être pas d’un label, mais d’un team, de gens qui ont envie de travailler, de les aider. »

Stream me, I’m famous

Aujourd’hui débarqué d’EMI, Erwin Goegebeur n’a pas changé d’avis: les labels ont toujours des arguments à faire valoir. « Même après 10 ans de crise, il y a toujours des artistes qui se tournent vers elles. Comme Ozark Henry, qui m’a un jour appelé, en me disant qu’il avait envie de travailler avec EMI. Pourquoi donc? Voilà un artiste qui a vendu plusieurs disques de platine, qui entend partout que les maisons de disque sont mortes. On n’appelle pas quelqu’un qui est mort, si? Seulement voilà, les musiciens se rendent compte malgré tout du soutien que peut représenter une structure, une équipe… »

En attendant, le music business, décimé par une décennie de téléchargement illégal, peine encore à sortir la tête de l’eau. Les labels ont par exemple commencé à inclure des pourcentages sur les tournées dans les nouveaux contrats passés avec les groupes. Dans le même temps, les effectifs ont diminué, les budgets promos ont été réduits au minimum. « Quand j’ai démarré, on parlait peut-être de 17 % d’investissement marketing; maintenant on doit être à 10, 11%. » Le boom du vinyle? « Il est réel, mais c’est de la nostalgie. Ce n’est pas ça qui sauvera l’industrie. »

Industrie du disque: la fin d'une époque

La solution alors? Un mix. Avec toujours du CD, du téléchargement légal, mais aussi, voire surtout, du streaming. « En payant entre cinq et dix euros par mois, vous avez accès à tout! Vous pouvez faire des playlists, écouter les nouveautés immédiatement… C’est génial! » Côté artistes cependant, cet enthousiasme n’est pas toujours partagé. « Je comprends. Mais quand le nombre d’abonnés à ce genre de services augmentera, les musiciens toucheront aussi davantage. Dans le futur, comme chacun paie aujourd’hui une facture d’eau, de gaz, d’électricité ou de téléphone, tout le monde aura aussi son abonnement musical. Il va falloir encore un peu de temps pour en arriver là. Mais revenir en arrière est impossible… »

D’ici là, Erwin Goegebeur a d’autres chats à fouetter. Pas mal de disques à écouter, de livres à lire, de films à rattraper, d’expos à voir… « Je veux surtout prendre le temps de réfléchir à la suite. Si je ne le fais pas à 53 ans, je ne le ferai jamais! » Monter un nouveau label? C’est une option, comme le journalisme ou « devenir prof, donner par exemple des cours de néerlandais à des allochtones ». Entre-temps, il a quand même pris un statut d’indépendant pour assurer notamment une mission de consultance auprès des jeunes groupes sortis du concours De Beste singer-songwriter van Vlaanderen, organisé par VIER. On ne se refait pas…

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