Dossier: La valeur marchande des artistes en festival

La surenchère sur les cachets empoisonne l'économie des festivals. Qui fixe les montants? Quel impact sur les concerts indoor? Enquête en eaux troubles. © Aurélien Maury pour Focus Vif
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Souvent justifiée par la chute des ventes de disques, la hausse des cachets flambe pendant un été festivalier qui ne cesse de s’allonger. Plongée dans une économie tourmentée et un marché du concert qui continue de s’affoler.

Plus d’un million de dollars pour Springsteen, Madonna, Bieber et Timberlake. Plus de 500.000 pour No Doubt, Mumford and Sons et les Foo Fighters. L’an dernier, dans un article intitulé « How Much does it cost to book your favourite band », le site Internet Priceonomics publiait les cachets affolants (et encore, hors dépenses) de rockeurs, rappeurs et DJ’s en tous genres. « Le prix d’un Lamar (plusieurs centaines de milliers d’euros, ndlr) fait jaser? Pour nous, c’est LA tête d’affiche du festival, commente le programmateur des Ardentes Fabrice Lamproye. Pour la première fois de notre histoire, on a un headliner exclusif. En plus, il allie réussite artistique et succès public. C’était vraiment une priorité. En hip hop, certains artistes ne viennent qu’une fois par an en Belgique, voire tous les deux ans. Ce qui les rend rares et fait grimper les enchères. »

Du côté des groupes comme des organisateurs, on n’aime pas trop parler pognon. Donner des prix. Avancer des chiffres. « Les cachets font l’objet de clauses de confidentialité. Leur hausse est réelle mais difficile à quantifier. C’est une tendance générale due à l’importance prise par les revenus du live et le nombre croissant de festivals qui, dans certains pays, notamment de l’est, ont beaucoup de moyens. »

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« Notre budget artistique reste le même que l’an passé et représente entre 40 et 50% de notre budget total, avance Alex Stevens (Dour). Nous évitons la surenchère. Nous ne cherchons pas la tête d’affiche à tout prix. Nous ne cassons pas notre tirelire pour des noms, du bling bling. Un film ne se fait pas qu’avec des acteurs. Faut aussi des chouettes décors, un bon scénario. Ceux qui n’en ont pas sont prêts à payer cinq ou six fois la valeur d’un artiste pour l’attirer chez eux. C’est ça qui fait grimper les prix. Comme certaines aides publiques. Les villes prêtes à tout pour un festival qui n’hésitent pas à injecter beaucoup de fric. Après, oui, on paie cher parfois. Mais tout augmente. Le public est aussi devenu plus exigeant en termes d’accueil, de confort. Avant, avec des barrières, un bar et une tonnelle, tout le monde était content. »

L’offre et la demande

Au Botanique où il gère à la fois la programmation de saison et celle festivalière des Nuits, Paul-Henri Wauters a une vision panoramique de la situation. « Le live est de plus en plus tiraillé entre la période de mise en place, d’apprivoisement de la scène et celle de rentabilisation, analyse-t-il. Un projet musical dure entre un et deux ans. Une période durant laquelle les artistes essaient logiquement de profiter au mieux de l’objet immortalisé qu’est leur album. Toujours un passage obligé même s’il se vend mal. Pendant l’été, la concurrence joue plus encore que d’habitude. Un certain nombre de groupes (souvent les mêmes, ndlr) vont se partager des jauges de 40.000 personnes voire davantage encore. Les organisateurs luttent à coup de montants très importants pour attirer les plus populaires. Menant à un phénomène inflatoire. Les sommes sont parfois mirobolantes et ça fragilise l’économie de ces événements. Même des colosses voient leur existence en péril avec de pareilles prises de risque. »

En France, Emeline Jersol est à l’origine de la Cartocrise. Un recensement des festivals, structures et associations supprimés/annulés depuis mars 2014. Une carte de « la culture française qui se meurt ». « En voyant toutes les annonces de disparitions, je me suis posée des questions sur l’étendue des dégâts, raconte-t-elle. Désormais, les gens me préviennent par mail. Mais je n’ajoute les informations que quand elles sont confirmées par des sources journalistiques. Mauvaise gestion, baisse des dotations… Les causes sont diverses. Et tout dépend de la taille des événements, de leur philosophie. Mais les difficultés financières sont souvent liées en musique à la problématique des cachets. »

« En découle aussi une fragilisation du pôle de développement, analyse Paul-Henri Wauters. Pendant l’année, de moins en moins de groupes acceptent de jouer devant des capacités adaptées à leur notoriété. Certains s’y plient par plaisir, pour le rodage. Mais d’autres cherchent à se produire dans des salles trop petites, quand ils ne refusent pas juste de jouer, pour susciter le buzz, attiser la frustration et se donner l’image du groupe rare voire inaccessible. Plus l’été sera rémunérateur, plus la période qui précède sera déserte. »

« C’est de la com, poursuite Alex Stevens. On fait des petits clubs pour afficher sold out et attirer l’attention. Comme quand Jack White joue à South by Southwest dans un café. Que tu as une file interminable devant la porte et encore plein de place à l’intérieur. »

« En gros, l’industrie met à mal l’équilibre entre la période de gestation et celle de la grosse finance, résume le grand manitou du Bota. La durée de la saison en salles rétrécit. Avant, elle commençait fin septembre. Maintenant, elle débute plutôt à la mi-octobre. »

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En France, beaucoup considèrent que la période festivalière s’ouvre fin avril avec Le Printemps de Bourges. Jadis limitée à juillet et août, elle s’étale désormais sur cinq mois… Et les festivals indoor se multiplient durant l’hiver.

« Je ne sais pas si les cachets augmentent encore, commente Roel Vergauwen, agent chez Live Nation. C’est difficile à dire. Ca dépend des artistes. Le monde des festivals a grandi. Il y a des événements aux quatre coins du globe. C’est la loi de l’offre et de la demande: tu t’y plies. Après, pas mal d’agents sont plutôt intelligents et raisonnables. L’argent n’est pas la seule explication à leurs choix. Ils ont aussi des plans de carrière. »

« La concurrence est énorme, reprend Stevens. Elle ne se limite pas à notre week-end et à nos voisins. Tout simplement parce qu’elle dicte les itinéraires. Je prends un exemple: le Hellfest a déplacé la venue des groupes de metal dans le coin au mois de juin. Si on les veut chez nous et qu’ils sont aux Etats-Unis ou en Australie, il faut les faire bouger. »

Le juste prix

En salle, l’équation semble simple. Un cachet, c’est l’assistance estimée multipliée par le prix du ticket. Somme de laquelle les organisateurs déduisent leurs frais de personnel et de fonctionnement. Comment par contre se fixent les tarifs des festivals? « Plusieurs critères interviennent, explique Lamproye dont l’artistique représente environ 60% du budget. Ça commence par le potentiel public. Tu ne peux plus te fier aux ventes de disques mais les dernières jauges remplies dans le pays donnent une première idée approximative. Tu paies de toute façon plus cher que pendant l’année. Ce n’est pas une science exacte mais un groupe qui attire 500 à 600 personnes passe du simple au double. »

Les agents ne manquent évidemment pas d’arguments. « Le premier brandi, c’est le cachet qu’a reçu l’artiste la dernière fois qu’il est venu en Belgique. C’est rarissime que tu puisses proposer moins. Puis, ça peut être les millions de vues sur YouTube ou le nombre d’écoutes sur Spotify. Dès que les chiffres sont impressionnants, on te les sort. Ça fait un peu marchand de tapis mais c’est normal. »

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« Généralement, je demande le prix, résume Stevens. Puis, je fais mon offre calculée sur le tarif pendant l’année adapté avec les frais que le groupe doit engager. Mes interlocuteurs ont souvent établi un planning idéal au préalable. Ils rassemblent les offres et se construisent un itinéraire. Certains essaient de faire grimper les enchères mais les agents ont beaucoup de groupes et ils savent qu’on se parle entre organisateurs. Nous essayons de payer un juste prix. Pour eux, leur catalogue et leurs artistes, mieux vaut gagner dix fois 3000 euros qu’une fois 5000. »

Les négociations peuvent aller très vite comme prendre un maximum de temps. « Deux fois les tarifs, l’été? Je ne sais pas, défend Roel Vergauwen. Il n’y a guère de règle générale. Beaucoup d’éléments entrent en ligne de compte. La date et le line-up du festival, la scène et l’heure du concert… »

En fonction du calendrier, du moment où le contrat est signé, il est aussi possible de faire des bonnes affaires. « Tu tombes parfois très bien dans un itinéraire, note Lamproye. Ça arrange l’artiste, qui peut être une grosse tête d’affiche américaine, de venir chez toi. Mais l’année d’après, quand tu seras demandeur, ce sera une fois et demie le prix. »

« Quand ça parle beaucoup argent, c’est que les groupes et leurs agents en veulent trop, rigole Stevens. Le plus difficile, c’est d’estimer, quand tu fais une offre en novembre, ce que vaudra un artiste l’été d’après. On nous fournit des infos sur les sorties de disques, de singles et compagnie. Mais aura-t-il explosé? Suscitera-t-il toujours autant d’intérêt? Dans certains cas, tu paies trop cher. Dans d’autres, c’est le contraire. »

A Halluin, les 5 et 6 juin, la première édition du Heartbeats Festival a accueilli entre autres dEUS, Metronomy, Caribou et Roisin Murphy. « Le cachet de chacune de nos têtes d’affiche oscille entre 30.000 et 50.000 euros. Et ces chiffres pour moi, c’est déjà de la science-fiction, note Julien Guillaume, l’un des organisateurs. En saison, au Grand Mix (capacité: 650 places), nous sommes généralement entre 2000 et 4000 euros. Dans l’histoire de la salle, nous sommes montés seulement deux fois à 8000. Evidemment, une partie de ces montants festivaliers se justifient. Les musiciens ont beaucoup de days off. Parfois, ils ne viennent que pour deux ou trois dates en Europe. Ils doivent donc amortir leurs frais sur moins de concerts. On parle de sept ou huit billets d’avion, d’un tour man, d’un van, de matos… Mais de là à passer du simple au double, au triple voire à beaucoup plus… »

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Ce n’est pas faute de s’être renseigné et d’avoir négocié. « Plus tu es demandeur, plus tu mets de fric. A fortiori quand tu arrives tard. Que rien ne s’est concrétisé et que tu es sous pression. A l’arrivée, quand tu ne fais pas le plein, l’addition peut être lourde. On te vend un groupe, on te dit qu’il fait 4000 personnes mais si tu te plantes, on ne va pas t’appeler pour te rendre la différence. Il serait bienvenu que les prix se tassent, que l’industrie se pondère. »

Selon lui, en fonction des genres, les écarts de tarifs sont énormes à notoriété égale. « Le rock’n’roll n’est pas très cher. Il garde, c’est cliché, le côté loose, van pourri et bière tiède. Là où les DJ’s sont de plus en plus dans le 4 étoiles. Certains ont des vrais shows mais ils demandent le même genre de cachet qu’un groupe et débarquent parfois sur le site les mains dans les poches quinze minutes avant le début de leur set. »

« Certains DJ’s gagnent tellement qu’il est devenu difficile de les attirer sur I Love Techno ou les TransArdentes, abonde Fabrice Lamproye. Calvin Harris est venu chez nous avec un groupe pour un cachet décent. Aujourd’hui, c’est une star impayable du DJaying. »

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« Vu que le type est souvent seul sur scène, le live électronique est plus rentable, avance Didier De Raeck, le manager de Rone. Mais certains débarquent avec de grosses productions, des lights et des visuels. En bénef pour l’artiste, je dirais qu’il reste 25 à 30% du cachet sur lequel il doit encore payer des impôts. Enfin, ça dépend. Certains peuvent demander 25 ou 30.000 euros alors que leur show ne coûte pas un balle de plus que le set d’un artiste à 10.000. »

Vache à lait

D’autres éléments invitent à relativiser l’estimation d’un cachet modéré. « Combien dépense un teenager qui va en festival pendant quatre jours? On ne doit pas être loin des 300 euros. Puis, on sait très bien que certains organisateurs paient un tas de petits groupes trois francs six sous. Ils rémunèrent extrêmement bien leurs têtes d’affiche et négocient sèchement avec les petits. »

« C’est assez paradoxal, remarque Antoine Meersseman (BRNS). On se promène en shorts. Ambiance vacances. On joue souvent moins longtemps. On ressent moins de pression parce qu’on est parmi un tas d’autres artistes à l’affiche. Et en même temps, on est mieux payés qu’en salles. Pour un groupe comme le nôtre qui tourne encore parfois à perte et accepte des supports à 150 euros, le festival, c’est un peu la vache à lait. En général, on gagne du 2500 euros en saison. Mais pendant l’été, on peut grimper jusqu’à 6000. »

Avec des bémols. 25% à reverser sur les ventes de CD « même dans des événements de petite taille » et des demandes d’exclusivités hallucinantes… « On essaie parfois de faire signer, même à des groupes comme le nôtre, des exclus de deux mois avant, deux mois après, à 200 km à la ronde… Il faut réaliser que nous ne vivons quasiment que du live. Ca mène à une sale logique. Les gros festivals qui écrasent les petits, on aurait bien voulu les éviter mais ce n’est tout simplement pas possible. On essaie donc de trouver un juste équilibre. »

Dans le Focus spécial festivals de ce 19 juin, toujours en kiosque, lire également notre article sur l’économie des petits festivals; un an à Couleur Café; notre agenda complet de l’été…

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