Chilly Gonzales: « Sans Liszt, pas de Kanye West ni de Frank Sinatra »

Chilly Gonzales & Kaiser Quartett © Alexandre Isard
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Sur son dernier album, le musicien-chanteur-rappeur-performer Gonzales donne sa version de la musique de chambre, accompagné d’un quatuor à cordes. Et explique que Kanye West doit tout à Liszt. Explications avant son double concert à Flagey.

Gonzales n’habite désormais plus Paris. « Mais je reviens tout le temps. J’y ai toujours mon label, et je termine généralement l’enregistrement de mes disques dans un studio pas loin. » Le reste du temps, Gonzales, alias Jason Beck (1972), vit à Cologne, « à trois heures de train », endroit « moins stressant et distrayant » que la capitale française, et où « les gens sont d’un réalisme très agréable ». Pour quelques jours, le chanteur-rappeur-performer-musicien-gonzo, né au Canada, reçoit donc les journalistes dans un pied-à-terre occasionnel, pas très loin de son ancien appartement de Pigalle. On se souvient l’y avoir rencontré en 2011 pour une discussion animée sur sa trajectoire pop iconoclaste, entre piano solo (deux disques), comédie sportive existentialiste (Ivory Tower), record du monde (le plus long concert solo: plus de 27 heures) et collaborations en tous genres (Feist, Peaches, Jane Birkin…). Depuis, l’homme a passé le cap des 40 ans et s’est retrouvé notamment au générique du Random Access Memories de Daft Punk. Au printemps, il sortait Chambers, disque quasi intégralement instrumental, accompagné d’un quartet de cordes. Sur le fond, le discours -tendu, à contre-courant, voire provoc-, n’a pas foncièrement changé. Sur la forme, par contre, le propos est plus apaisé, presque serein. « Avec Chambers, je voulais me lancer dans l’écriture d’une musique pour un quatuor à cordes. J’ai donc contacté le Kaiser Quartett de Hambourg, et j’ai commencé à leur envoyer des choses. Mais ce n’est vraiment que quand j’ai appris à mieux connaître chacun des membres que tout s’est mis en place. C’est normal: quand je travaille avec Feist, je n’écris pas pour une voix féminine dans l’absolu, mais pour une personne en particulier. Ici, c’était la même chose. J’ai écrit pour Martin, Ingmar, Adam et Jansen. » Sur le morceau Myth Me, en toute fin de disque, Gonzales croone ainsi: « Maybe I’m not so cold-blooded. » Peut-être en effet…

Vos disques s’enchaînent, mais ne se ressemblent pas. Vous avez tellement peur de la routine?

Disons que l’album le moins fun à faire était Solo Piano II (en 2012, huit ans après un premier Solo Piano, NDLR). Justement parce qu’il n’y avait rien de vraiment nouveau, à part le fait de refaire quelque chose -ce qui ne compte pas vraiment (rires). Avec Solo Piano II, c’était la première fois que je me retrouvais en concurrence directe avec moi-même. Du coup, il a fallu imaginer quelque chose qui ne joue pas sur la naïveté, ou la chance du débutant. J’ai essayé d’assumer le fait que, depuis le premier épisode, j’ai acquis une certaine maîtrise de mon instrument. Je suis content du résultat, mais le processus était moins drôle à cause de ça… Il manquait l’enthousiasme enfantin, la pression positive du défi que vous vous lancez. D’où cela vient-il? C’est peut-être lié au fait que j’ai une formation musicale très scientifique, très mathématique. Je savais qu’avec ce background, il y avait un risque de tomber dans l’exercice intellectuel entre musiciens: de la musique de mélomanes par des mélomanes pour des mélomanes. Cela aurait été facile. À la place, j’ai voulu avoir un public de non-spécialistes. De vraies gens. Même si pour éviter ça, j’ai dû aller un peu contre ma nature.

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Pourquoi aller contre sa nature?

Parce que cela n’est pas vraiment ma nature. Ou en tout cas, cela ne la résume pas. Il y a une autre partie de moi qui est plus forte, celle qui fait que je veux être un homme de mon temps. J’ai le fantasme d’exister comme personnage pop. C’est plus fort que le reste. J’ai choisi mon camp. J’ai préféré suivre mes instincts musicaux sans m’enfermer dans un monde dans lequel je n’ai pas envie de vivre: le monde de l’académie, du classique ou du jazz… Ce n’est pas pour moi. Je n’aime pas l’attitude dans ces couloirs. Une attitude du mépris pour le public…

… d’exigence aussi par rapport à leur art?

Ils sont tout sauf exigeants! Ils se permettent tout. Ils n’ont pas de relations avec un vrai public, avec la vraie vie. Ils subsistent grâce à la générosité du gouvernement. Mais ce n’est pas une vraie communication entre des gens. Ils se contentent de discuter entre eux, subventionnés par les institutions. C’est l’opposé de l’exigence: c’est le confort, la paresse et la peur. Moi, je veux affronter le real world. Cela veut dire, notamment, le marché. Pas juste celui du disque et des ventes, mais aussi celui des idées.

La musique n’a pas de valeur en soi, même sans public?

Si. C’est pour cela qu’il y a une grande partie que je garde pour moi. Elle est là-bas (il montre le piano et ses cahiers, NDLR). C’est ce que je fais tous les jours. Ma vie privée est remplie de musique évidemment. Mais à côté de ça, j’ai une carrière que j’ai voulu mener à ma manière, avec cette difficulté d’imaginer un personnage de pianiste pop. Je n’avais pas trop de modèle. J’ai dû construire ce rôle moi-même. Ce n’était pas gagné.

Chambers est un peu votre disque de « musique de chambre ». Au départ, quelle conception aviez-vous de cette musique?

Rien de bien précis. Si ce n’est que, pour moi, elle est très liée au XIXe siècle. J’ai une fascination pour cette époque parce que c’est déjà à ce moment-là qu’ont été plantées les graines de notre culture pop. L’idée de célébrité musicale, d’être fan de quelqu’un, d’acheter un billet et d’aller voir un concert: tout cela était assez neuf en 1820. Avant, il y avait la musique pour la Cour, celle pour l’église, et puis la folk music des gens dans la rue. Avec des musiciens comme Paganini et Liszt tout change. Les femmes se mettent à porter des colliers avec le visage de leur compositeur préféré. Naît aussi à ce moment-là l’idée de génie en avance sur son temps, qui va nous montrer le futur. On n’aurait pas pu avoir Frank Sinatra ou Kanye West sans Liszt, c’est sûr. Il a inventé plein de codes qui nous restent. Ce qu’il faisait au piano, c’est comparable au moonwalk de Michael Jackson en direct à la télévision: tout le monde en parlait le lendemain…

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Que s’est-il passé au XIXe siècle pour amener tous ces changements?

C’est la naissance de la bourgeoisie. Les bourgeois veulent être comme les aristocrates. Ils ne pouvaient pas faire venir des orchestres de 50 personnes chez eux, à la manière des monarques. Mais ils pouvaient avoir trois, quatre personnes qui venaient jouer dans leur salon. A l’époque, les ventes de pianos et de partitions explosent. C’est la naissance du music-business… En fait, on n’est pas très loin du modèle Spotify. Tout le monde consomme de la musique en privé, mais quelque part la partage aussi en public. C’est le salon, où la performance est à la fois privée et publique…

Aujourd’hui, les plateformes de streaming comme Spotify ne font toujours pas l’unanimité chez les musiciens. Vous en pensez quoi?

Je trouve ça génial. Les gens peuvent me trouver, écouter ma musique, c’est parfait.

Mais sans vous rétribuer…

Baaaaah… I’m doin’ fine (rires). Ne vous inquiétez pas.

Même si vous n’avez pas l’audience de Rihanna ou de Muse?

J’ai mon propre label. Je vends 100.000 disques à chaque fois que je sors un album -parce que je fais une musique et des disques qui sont achetés par des gens plus âgés, qui n’ont pas grandi avec la culture du streaming. Mais si je sors un album électro, on ne vend presque rien. C’est assez clair. Je fais des musiques de temps en temps, pour Apple ou des trucs comme ça. Je gagne très bien ma vie. Et je suis content parce que mon travail est diversifié. Je produis des disques pour d’autres, j’écris pour d’autres, je bosse sur l’album de Daft Punk, coécris avec Drake… Après, que des jeunes téléchargent ma musique sans me payer, je m’en fous complètement. Je suis content d’être écouté. Je suis là pour ça. Et en plus de ça, je gagne bien ma vie. Franchement, j’ai gagné à la loterie.

(l’interview continue ci-dessous)

Chilly Gonzales
Chilly Gonzales© Alexandre Isard

Le morceau Prelude to a Feud est dédié à Bach et Daft Punk…

Oui, c’est une façon de montrer qu’un outil musical comme l’arpège existe depuis longtemps. Aussi bien chez Bach que chez Daft Punk. Il prend une forme différente selon les époques, mais quelque part « arpege is forever ». En général, ce qui rapproche les styles de musique est plus important que ce qui les distingue: ce sont toujours les mêmes douze notes. C’est comme le chimpanzé et l’être humain, qui partagent 98% de leur ADN… J’essaie de me concentrer sur ça: sur les similitudes plutôt que sur les différences.

À partir de ces mêmes douze notes, qu’est-ce qui fait qu’un morceau fonctionne ou pas, selon vous?

On peut parler de technique autant qu’on veut, mais au bout du compte, c’est d’abord une question de goût et d’émotion. Le premier impératif est que les gens aiment. Et s’ils aiment, j’espère que c’est parce que cela leur procure une émotion. C’est le seul critère. La technique sans émotion, c’est ce qu’il y a de plus pauvre au monde. L’émotion sans la technique, par contre, fonctionne. Le mieux, c’est encore l’émotion soutenue par la technique. Comme quand je joue un morceau des Pet Shop Boys au piano et que je réalise que c’est beaucoup plus sophistiqué que ce que je ne le pensais. Là, j’ai du respect.

Pendant vos concerts, vous donnez régulièrement des sortes de master classes. Par souci de pédagogie?

Non. Je veux juste inclure les gens. Après je ne vais pas très loin, cela reste très superficiel. Disons que c’est une respiration. Et puis cela correspond à ma philosophie « open source ». Je n’ai pas honte de dire que j’ai pu être inspiré par tel truc, qui m’a amené à pondre un morceau qui lui ressemble quelque part. In fine, je crois que cela rajoute de l’intimité.

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Cela ne tue pas le « mythe » de la création?

Je crois au contraire que cela en rajoute. Personne ne fait ça! La plupart des musiciens pop dans ma position sont plutôt instinctifs. Au moins, je profite de toutes ces années de recherche scientifique dans la musique pour m’essayer à ce genre d’exercice. Puis, cela permet que le sujet reste la musique, et pas moi. Cela me protège un peu. A la base, je n’ai pas tellement envie de parler de moi. J’ai envie de parler de ma musique, de ma vision de la musique. Je peux en parler pendant des heures. Mais causer de moi? Ce n’est pas si drôle.

A la fin de Chambers, vous chantez être toujours « addicted to the ridicule »

Oui, il y a du ridicule à se mettre dans la position de l’artiste qui veut plaire aux gens. C’est un peu humiliant. Mais je ne m’en lasse pas. C’est aussi la condition du musicien en 2015, qui est amené à devoir faire des compromis pour toucher un public. Tout le travail qu’il faut faire pour s’adapter à la structure qui est déjà là… Cette structure évolue, certes. Mais elle continue d’exiger par exemple que je prenne des photos promo de temps en temps. Alors que je hais ça! Vous ne vous imaginez même pas! C’est horrible, traumatisant.

Les visuels, le design… Tout cela fait partie du « package » pop auquel vous aspirez, non?

Oui, je suis au courant. C’est pour ça que je le fais quand même. Je sais que c’est nécessaire. Tout cela aussi a démarré au XIXe. L’idée de médiatisation, ou de personnage… Liszt avait bien compris que jouer un rôle sur scène peut livrer davantage que quelque chose qui serait présenté comme « authentique ». On a compris à ce moment-là que l’on apprend beaucoup de la vérité de quelqu’un à travers ses fantasmes. La seule responsabilité vis-à-vis du public, elle est là: être authentique par rapport au fantasme que l’on représente. Mais pas par rapport à notre véritable personnalité. C’est pour ça que je ne parle pas de ma vie personnelle dans tout ce que je fais. J’évite les soirées, je ne vais pas aux cérémonies de Grammys, ce genre de truc… Je n’aime pas ça… Au final, la différence n’est pas entre le « vrai » moi et le « faux » moi, mais entre le « vrai » moi et mes vrais rêves. Ce qui se passe sur scène, ce sont mes vrais rêves. C’est là que je me crois être un génie musical. Mais quand je rentre chez moi, que j’appuie sur la touche off, je sais bien que je ne le suis pas.

CHAMBERS, CHILLY GONZALES, DISTRIBUÉ PAR GENTLE THREAT.

EN CONCERT LES 09/10 ET 10/10, À FLAGEY, BRUXELLES. Dernières places à gagner par ici.

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