Serge Coosemans
Bruxelles dépassée par Paris, la honte…
Selon Serge Coosemans, Paris, mine de rien, pourrait très bien être en train d’inventer le troisième Summer of Love, après jadis San Francisco et la connexion Ibiza/Manchester. Une idée qu’il ira vérifier sur place plus tard et qui sert surtout ici de prétexte à réveiller Bruxelles. Sortie de route saison 3, épisode 21.
Paris la nuit, pour un Belge, c’est avant tout une réputation de motocrotte. Tout y coûterait trop cher, ça ferme tôt, c’est coince-derche et prétentieux à mort, blindé de roquets en slims qui se prennent pour Vincent Gallo et de putes à franges et en ballerines qui rendraient sympathique Mélanie Laurent. Les années Delanoé (2001-2014) n’ont rien arrangé au topo, le maire socialiste traînant une image d’empêcheur de festoyer en rond, obnubilé par l’idée de transformer sa ville en musée et de fermer tout ce qui génère ne fut-ce que quelques décibels de trop, malgré ces saloperies de limiteurs sur les sonos de bars. À tel point qu’en 2009, la vie nocturne parisienne fut déclarée cliniquement morte par ses principaux utilisateurs. Des activistes ont alors tenté de la réanimer, notamment en faisant couler beaucoup d’encre avec cette pétition. La lire est relativement effrayant, tant il est manifeste que la situation et les demandes d’alors sont étrangement similaires aux attentes du Bruxelles guindailleur d’aujourd’hui. On pourrait en tirer un simple copier/coller et l’envoyer à quelques politiciens locaux, tous bords confondus, en croisade pré-électorale contre « les nuisances ». Ou pas? Au contraire, ne vaudrait-il pas mieux les ignorer? Retourner à l’underground, loin des radars du paternalisme institutionnel?
Car, assez étonnamment, en 2014, la vie nocturne parisienne se porterait mieux que jamais, grâce à une poignée d’organisations déterminées, dynamiques, nées après 2009. D’autres facteurs joueraient également, dont le retour du MDMA (ecstasy) comme drogue de prédilection des clubbeurs, après plusieurs années dominées par la cocaïne. Dans son numéro de janvier 2014, le magazine Chronicart parle d’un « phénomène qui prend de l’ampleur, renouant avec l’état d’esprit de la rave party d’antan. Chaque semaine, Paris et sa périphérie deviennent le théâtre de rassemblements festifs dans des cadres toujours plus dépaysants, inondés d’une musique techno à la pointe de l’underground. Grâce à un florilège d’organisations (Concrete, Sonotown, 75021, Die Nacht, Cracki, Debrouï-Art, La Mamie’s, Lakomune), de labels (Dement3d, Smallville, Antinote, In Paradisum), de bars (Zéro Zéro, Udo, Bar Ourcq, Le Blue), de clubs (La Machine, La Java, Le Nano) et de boutiques de disques (DDD, Vinyl Office), Paris supplante désormais Berlin en termes de noctambulisme. »
Paris, le nouveau Berlin, c’est évidemment un poil exagéré, une formule qui claque plus qu’une réalité. Tout le monde sait d’ailleurs très bien que le nouveau Berlin, c’est Charleroi, haha. N’en demeure pas moins que dans ce dossier de Chronicart, se disent quelques petites choses assez éclairantes. On y apprend que les jeunes rechignent moins à franchir le périphérique quand une fête vaut vraiment le coup, qu’ils sortent avec le dernier métro pour rentrer avec le premier. Que toutes ces fêtes se montent plus ou moins à l’arrache, dans un esprit très DIY, en entourloupant éventuellement même les autorités (déclarer un concert disco plutôt qu’une teuf techno, hoho!). Que ces events sont principalement motivés par la découverte d’artistes à priori pas du tout vendables, issus de labels comme L.I.E.S. ou Trilogy Tapes, voués par leur radicalité à ne jamais sortir de l’underground. Le papier ose même oublier la langue de bois pour avouer qu’une telle effervescence découle en fait de la conjonction de quatre facteurs importants: la bonne musique associée à la bonne drogue, au bon public et au bon lieu.
Il se fait qu’à Bruxelles, on manque cruellement de lieux. Le public est éclaté en petites sectes, la schnouffe coupée au perlinpinpin rend plus cinglé que joyeux et la musique est depuis quelque temps assez pantouflarde. Bruxelles est grande comme un mouchoir de poche et les hipsters locaux ont la réputation d’avoir le nez fin mais si une soirée un peu hype veut cartonner, elle a tout intérêt à ne pas être trop éloignée du Pentagone et à plutôt passer de l’infrabasse de speedfreak ou de la tech-house générique. Or, c’est précisément dans ce même Pentagone que se fait sentir un manque cruel de salles, que ça chichite avec les autorisations et que ça flique de façon de plus en plus cavalière. C’est exactement à ce genre de saturation que des poignées de jeunes parisiens réagissent aujourd’hui. Vu que monter un évènement festif intramuros à Paname tient de l’enfilade de complications, que les discothèques établies ont leurs propres habitudes et leurs propres sélections sociales, la fête plus spontanée et plus visionnaire s’éparpille dans les squats, les friches, les anciens lupanars, les salles de concerts il y a seulement 3 ans quasi abandonnées du public. Comme le dit un enfant de la crise dans l’article de Chronicart: « on vient y chercher quelque-chose de plus brut et de plus convivial, on n’est pas des portefeuilles sur pattes. »
Mine de rien, tout cela ajouté au fait que la musique « branchée » parisienne n’a jamais été aussi bonne (*) me ferait presque dire que ces enfoirés de têtes de veaux de Parigots seraient peut-être bien en train d’accidentellement inventer un troisième Summer of Love, ce qui les excusera par ailleurs de leur Printemps de merde. Cela peut paraître relever de la provocation, du délire et du pari hype mais le mode opératoire de tous ces gens aujourd’hui impliqués dans la capitale française est vraiment le même qu’à San Francisco en 1967 et dans l’Europe ecstasiée de 1988: rejet de ce qui existe, recherche de ce qui est mieux, grande excitation à le partager, médias et establishment qui n’y croient pas une seule seconde ou, au contraire, en rajoutent 3 tonnes. C’est excitant et un jour très prochain, promis, j’irai voir sur place, histoire de confirmer ou infirmer ces impressions. En attendant, à Bruxelles, on va de chez Mister Wong à Madame Moustache, en passant éventuellement par le Central, le Bazaar et le Libertine Supersport. Une nuit prévisible, presque ennuyeuse, et quiconque tenterait de monter une soirée un peu différente, bruyante, trash, imprévisible, dans le zoning d’Evere, au fin fond d’Uccle ou dans un entrepôt d’Anderlecht – sans parler des vieilles salles de la périphérie flamande – est assuré de se prendre un four. Bref, Bruxelles est actuellement dépassée par Paris. La honte.
(*) outre les références techno citées plus haut, on peut ajouter, entre autres, en rock comme en électro, Born Bad Records, Pan European Recording, Acid Arab, Crackboy, Kill The DJ, le label Correspondant, la clique Dirty Sound System et Nicolas Ker dans ses différentes oeuvres…
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