2Pac, 20 ans déjà
Le 13 septembre 1996, Tupac Shakur, 25 piges, décédait de blessures par balles dans un hôpital de Las Vegas. Portrait d’un rappeur brillant, prolifique, violent, nébuleux et militant, ardent défenseur non sans grabuge de la cause afro-américaine.
Pour célébrer son transfert à Oakland chez les Golden State Warriors, Kevin Durant, l’une des stars de la NBA, s’est fait tatouer il y a quelques semaines son imposant portrait sur la jambe. Il a sorti plus d’albums mort que vivant. Et un biopic dont il est le héros, All Eyez on Me, sortira le 11 novembre dans les salles obscures américaines. Devenu une figure mythique, un symbole, une icône même, à l’image d’un Jim Morrison, d’un Bob Marley ou d’un Kurt Cobain, Tupac Shakur hante encore tous les esprits 20 ans après sa disparition. Flash-back funeste. Le 7 septembre 1996, après avoir assisté à un combat de boxe entre Mike Tyson et Bruce Seldon puis latté un membre des Crips, gang de South Central, qui avait volé quelques mois plus tôt l’un de ses proches dans un Foot Locker, Tupac se rend en voiture au Club 662 et se fait tirer dessus à un feu rouge. Soudain mais prévisible épilogue (pourtant jamais éclairci) d’un rappeur afro-américain militant au parcours chaotique, au discours engagé et à la vie tragiquement courte.
Tout chez Tupac semble précoce et compliqué. Fils de deux Black Panthers, le gamin naît Lesane Parish Crooks le 16 juin 1971 à Harlem mais est rapidement rebaptisé Tupac Amaru Shakur en hommage à un chef inca, ennemi des conquistadors, qui a mené une guérilla féroce contre les Espagnols et fini… exécuté. Tupac séjourne déjà en prison avant même sa naissance. En cloque au pénitencier, sa mère accusée de « complot contre le gouvernement des États-Unis et les monuments de New York » se défend elle-même sans notion de droit et est acquittée un mois avant l’accouchement.
Entre sa tante condamnée pour l’assassinat d’un policier, son beau-père arrêté pour avoir orchestré son évasion et braqué un fourgon, ou encore son parrain, membre fondateur des Black Panthers qui a pris perpétuité pour meurtre (il ne sera innocenté et libéré qu’en 1997), l’environnement familial laisse quelque peu à désirer. Il n’en deviendra pas moins le terreau fertile d’un artiste terriblement engagé.
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Dans les quartiers noirs de New York où le crack est bien plus facile à dégotter que les aides sociales, les slogans Black Power lui servent de berceuses. Fauchée comme c’est pas permis, la petite famille déménage sans cesse et dort à l’occasion dans la rue. Afeni n’a pas un rond et s’absente souvent pour le parti, mais elle n’en néglige pas pour autant l’éducation de son fiston. Dès qu’il fait une bêtise, sa punition est de lire de bout en bout un exemplaire du New York Times. D’en faire un compte-rendu détaillé et réfléchi.
« Tupac a grandi dans un environnement on ne peut plus militant et possède de nombreux points communs avec sa mère, explique Maxime Delcourt, auteur de 2Pac Me Against the World, à paraître le 21 octobre chez Le Mot et Le Reste. Les meetings en uniforme, le maniement des armes et les discours politiques font partie de sa routine. Sa famille lui transmet une certaine conscience du monde, le goût de la révolte et de l’engagement. Au-delà de ces antécédents activistes, Tupac va nourrir très tôt un véritable amour des mots et afficher de vraies capacités d’orateur. Il écrit sa première pièce de théâtre à dix ans, entre dans une troupe à douze et à treize, joue dans A Raisin in the Sun pour financer la campagne présidentielle d’un sénateur noir… »
Fan de Jim Carrey dont il raffole des sketches dans le Saturday Night Live et du personnage d’Arnold dans Arnold et Willy, Tupac entre à quinze ans à la Baltimore School for the Arts où il découvre la poésie, le jazz et l’art dramatique. Il est resté en contact avec ses cousins new-yorkais et suit l’évolution du hip hop mais aime Kate Bush, Sinéad O’Connor, Culture Club et U2. Puis surtout, il joue du Shakespeare qui le passionne et lui permet de devenir quelqu’un d’autre. « Cette école lui a offert, comme il le dira lui-même, la possibilité de faire du théâtre, du ballet et de baiser des Blanches. Elle lui a ouvert les yeux sur l’art et sur le monde, et lui a montré que tous les Blancs n’étaient pas comme les politiciens et les flics. »
East Side Crew, Born Busy… Tupac, le rappeur, monte ses premiers projets, enregistre ses premières démos et se verrait bien mener parallèlement des carrières dans la musique et le cinéma. Parti s’installer avec sa famille en Californie, il écrit sur les inégalités raciales, la pauvreté et les tensions sociales. Après avoir arrêté ses études et déménagé près d’Oakland, il dort sur des canapés ou dans des maisons abandonnées. Il deale du crack (que sa mère consomme depuis longtemps), livre des pizzas et joue brièvement les proxénètes. « J’ai dealé pendant quinze jours, mais j’étais vraiment nul. En fait, les vendeurs de drogue, se rendant compte que je n’étais pas fait pour ça, sont devenus mes sponsors. Ils m’ont juste dit: « Fais un album et mentionne mon nom.« »
« L’un des moments déterminants dans la carrière de Tupac, c’est la rencontre en 1989 du Digital Underground, reprend Maxime Delcourt. Tupac avait déjà monté l’un ou l’autre petit projet mais c’est ce groupe qui va lui permettre de se professionnaliser. Il est engagé pour porter les bagages, monter la scène et danse torse nu en slip léopard en simulant l’acte sexuel avec une poupée gonflable. Mais le crew lui laisse prendre le micro quand il descend dans les clubs et lui offre un couplet de Same Song enregistré pour la BO de Nothing But Trouble de Dan Aykroyd. La signature sur le label Interscope et la sortie de son premier album 2Pacalypse Now lanceront véritablement la machine.«
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2Pacalypse Now ou les récits d’un jeune Noir qui décrit la douleur de son enfance, parle de brutalité policière, d’addictions, de grossesses adolescentes. Des sujets qu’il connaît sur le bout des doigts pour une entrée à la 64e place du Billboard et au final un disque d’or. Deux ans plus tard, le rappeur en remet une couche avec Strictly 4 My N.I.G.G.A. Z. « Ces deux albums sont très engagés. À l’époque, Public Enemy et N. W. A. disent déjà que ça va péter. Mais Tupac a plutôt le côté rap conscient des premiers. Il propose une remise en cause intelligente de l’Amérique blanche. Dans ses textes et la vie de tous les jours, il a même un côté social. Il prend l’avion pour aller voir un gamin malade juste avant son décès. Il crée une Ligue de baseball dans les quartiers défavorisés et veut donner des concerts dans les écoles, mais seulement pour ceux qui ont la moyenne et n’appartiennent pas à un gang. »
Vie de voyou
Boosté par ses débuts au cinéma dans Juice d’Ernest Dickerson et Poetic Justice de John Singleton qui voulait faire de lui son De Niro (« Shakur est le premier vrai rappeur à être devenu acteur« ), 2Pac crée en 1993 le groupe Thug Life auquel est censé se joindre Notorious B.I.G., qui préfère finalement signer sur le label de Puff Daddy. Thug Life (« Vie de voyou »), c’est à la base un code de conduite qu’il a rédigé avec d’anciens membres du Black Panther Party à la suite de sa dissolution. Une espèce de guide résumant une certaine philosophie de vie. Un discours brouillé qui régule le banditisme, interdit la vente de drogues aux enfants et aux femmes enceintes, la violence gratuite et les victimes innocentes. « C’est compliqué et lourd à porter à 22-23 ans de devenir le porte-parole d’une communauté. Il en a marre qu’on le tienne pour responsable de tout ce qui se passe dans le ghetto. Il y croit encore mais il préférera abandonner les rênes à quelqu’un d’autre. »
Après s’être fait agresser et tirer dessus pour ses bijoux dans le hall d’un studio d’enregistrement à Manhattan, Tupac devient complètement parano. Reconnu coupable d’attouchements sexuels, il purge en 1995 une peine de huit mois de prison pendant lesquels il lit Machiavel et devient le premier artiste à se classer numéro 1 des charts de derrière les barreaux. « Kanye West n’est pas le premier rappeur à montrer ses faiblesses et ses blessures. Tupac avait déjà un côté très mélancolique. Une capacité à écrire des morceaux très intimes et profonds. Me Against the World en est la preuve. Il y prie Dieu pour qu’il le libère de son malaise et consacre un titre super émouvant à sa mère (Dear Mama), c’est pour le moins rare dans le milieu à l’époque. »
Sorti de taule par le margoulin et dangereux Suge Knight contre deux disques sur son label Death Row (sans doute la plus grosse erreur de sa tumultueuse existence), Shakur change totalement d’attitude. Il sort en 1996 avec All Eyez on Me le premier double album de rap américain uniquement composé de titres originaux. Il enregistrera quasiment 200 morceaux pendant les quatre derniers mois de sa vie.
« Tupac venait de New York et a incarné le gangsta rap West Coast. Il a écrit des textes très poétiques et conscients et d’autres franchement vulgaires et sexuels. Il a milité pour la clause black et critiqué une société inégalitaire avant de s’enfermer dans l’imagerie Death Row qui jetait à la face du monde ses liasses de billets. Il était plein de contradictions mais des contradictions logiques eu égard à son jeune âge et à son histoire. On parle d’un mec qui a tout connu en 25 ans. L’extrême pauvreté, la richesse, le succès, les plus belles femmes, les problèmes judiciaires et la prison… À l’âge où il s’en est allé, Kanye et Jay-Z n’avaient encore rien enregistré…«
2Pacalypse Now (1991) ***(*)
Produit en grande partie par les camarades de Digital Underground (dont il a été le roadie), encore en partie ancré dans le boom bap (Words of Wisdom, If My Homie Calls…), le premier album de 2Pac est probablement aussi le plus politique de sa discographie. Démarrant par la fameuse sentence « hard like an erection » (…), le jeune rappeur (à peine 20 ans) s’attaque directement aux sujets qui fâchent. Exemple avec Trapped, dénonçant, déjà, les violences policières: « Can barely walk the city streets/Without a cop harrassing me, searching me« .
Strictly 4 my N.I.G.G.A.Z. (1993) ****
S’il a su marquer les esprits, 2Pacalypse Now restait un premier essai. Deux ans plus tard, Strictly 4 My N.I.G.G.A. Z. est l’album qui va définitivement installer 2Pac dans le rap game. Alors que Los Angeles se remet à peine des émeutes de 1992, le rappeur confirme son art de manier les contradictions, capable à la fois d’endosser le rôle de voyou nihiliste et celui de rebelle politisé, de rendre hommage aux femmes (Keep Ya Head Up) comme de faire preuve de la misogynie la plus beauf (I Get Around).
Me Against The World (1995) *****
Quand Me Against the World déboule en mars 1995, atteignant dès la semaine de sa sortie la première place du Billboard américain, 2Pac est toujours en prison, condamné dans une histoire de moeurs. Quelques mois auparavant, il s’est fait tirer dessus à cinq reprises… Dans ces circonstances, on ne s’étonnera pas de voir son troisième album prendre une tournure plus introspective. Toujours aussi groovy (Young Niggaz), mais également de plus en en plus contemplatif et tourmenté. Du grand art.
All Eyez On Me (1996) ****(*)
Premier « double album de l’histoire du rap » (ricain, du moins -IAM a sorti Ombre est lumière, dès 93), All Eyez on Me est un peu le magnum opus de 2Pac. Signé désormais sur Death Row, Pac va complètement adopter l’esthétique West Coast et l’attitude gangsta qui va avec, délaissant quelque peu les propos plus politiques. Étalé sur plus de 130 minutes, All Eyez On Me contient évidemment des titres plus faibles, mais aussi quelques-uns des plus gros tubes du rappeur (California Love, How Do U Want It… ).
The Don Killuminati: The 7 Day Theory (1996) ***(*)
Don Killuminati est le premier album d’une discographie posthume aussi plantureuse que, majoritairement, bancale. Quand l’album paraît au début du mois de novembre 1996, les cendres du rappeur sont encore chaudes. Avant sa mort, 2Pac, rebaptisé Makaveli, a néanmoins eu le temps de boucler (en sept jours à peine, mixage compris) ce Don Killuminati. Au foisonnnement fanfaron d’All Eyez on Me succède un album plus ramassé, et surtout beaucoup plus sombre, voire carrément plombé (Hail Mary).
Resurrection (2003) ***(*)
Ressurection est l’album qui accompagne le documentaire du même nom, produit par la mère du rappeur, Afeni Shakur. Relativement court (55 minutes), l’album fonctionne davantage comme une bande originale que comme un vrai best of. Entre morceaux connus (Holler If Ya Hear Me, Death Around the Corner) et titres inédits (produits et complétés par Eminem, à l’instar de Runnin (Dying to Live), proposant un duo entre 2Pac et The Notorious B.I.G.), il réussit malgré tout à tirer son épingle du jeu.
L.H.
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