Serge Coosemans
Cacahouètes pour tous: sur Internet aussi, tout travail mérite salaire
Chacun de nos tweets, posts, commentaires et interventions en ligne est assimilable à du travail méritant salaire, estime le sociologue Antonio Casilli. Payé en cacahouètes virtuelles et menant à la tyrannie du buzz?, se demande Serge Coosemans, qui carambole dans Crash Test S01E04.
Que diriez-vous, si cette chronique vous plaît, de me laisser un pourboire en fin de lecture, histoire de me remercier de vous avoir fait passer du bon temps? Le site de Focus ne le permet pas (encore?) et, à vrai dire, je ne pense pas que ce soit réellement souhaitable. On verra plus bas pourquoi. Quoi qu’il en soit, dans le monde terrifiant et merveilleux du world wide web, l’idée de payer au « tip » ceux qui produisent du contenu (artistes, vidéastes, photographes, journalistes, chroniqueurs, bloggeurs…) fait son chemin. La technologie qui le permet existe déjà, ainsi que la collection de bonnes intentions. Sur Wired, Eric Steuer nous expliquait ainsi dernièrement qu’il aimerait par exemple beaucoup recourir au pourbiche digital à chaque fois qu’il écoute Skee Lo, auteur en 1995 du tube hip-hop I Wish. Cette idée part d’un bon sentiment, certes un brin neuneu: à chaque fois que le journaliste écoute I Wish en streaming, il aimerait qu’un peu d’argent aille directement à l’artiste, en plus de ses éventuels contrats en cours et de ses royalties gagnées à l’ancienne. C’est le digital tipping, le pourbiche 2.0, aussi simple qu’un like sur Facebook, sauf que dans ce cas-ci, le like envoie une ou deux cacahouètes, pas forcément directement dans les poches des artistes mais presque, puisque si il semble clair qu’un pourcentage ira toujours à la plateforme qui héberge le produit et à l’application qui en permet le paiement, différents intermédiaires généralement voraces seraient toutefois contournés.
Dans son très récent Qu’est-ce que le Digital Labor? (INA Editions), le sociologue Antonio Casilli, spécialiste des impacts sociaux d’Internet, va plus loin encore. Pour lui, il n’y a pas que Skee Lo qui mérite un peu d’argent de poche. C’est aussi mon cas, votre cas, en fait le cas de chaque personne connectée. Casilli défend l’idée que chacun de nos tweets, posts, commentaires et interventions en ligne est assimilable à du travail méritant salaire. Interviewé il y a 15 jours dans Libé, Casilli avance que c’est une erreur de concevoir les internautes comme des consommateurs de plateformes numériques. En fait, ils en sont les producteurs, les ouvriers. « Chaque publication, chaque commentaire ou même chacune de nos connexions sur une application mobile ou un réseau social peut être considéré comme un processus assimilable à du travail, explique le sociologue. Quand je partage une information ou un conseil, a fortiori, quand je mets en ligne un texte plus élaboré, je produis un contenu doté d’une valeur intrinsèque qui est captée par les plateformes numériques, et qui leur profite. Il en va de même pour tous nos clics, nos requêtes sur Google, nos likes sur Facebook, nos RT sur Twitter. Et cela va même au-delà: avec les smartphones, les montres et les objets connectés disséminés dans notre quotidien, chacune de nos actions produit désormais des données qui alimentent le Big Data des entreprises de l’Internet. À chaque instant, nous travaillons pour le complexe numérico-industriel sans même y penser. » C’est que notre présence en ligne produit de l’information qui a une valeur marchande, des données qui vont être utilisées, traitées, vendues. Nous pourrions donc être rétribués et même si Casilli ne l’aborde pas lui-même, la connexion entre les deux concepts -digital labor et digital tipping- me semble évidente, proverbiale même: tout digital labor mérite forcément digital tipping.
Ou peut-être pas? À l’idée de cacachouètes digitales honorant du micro-travail, certains ne manqueront certainement pas de jouer leurs Taxis Verts en criant à l’uberisation des professions créatives et artistiques ou leur Marc Goblet déplorant que le capitalisme disruptif est plus dangereux pour le contrat social que la mouette de Gaston Lagaffe pour les contrats De Meesmaeker. Il existe un autre danger, qui peut ici s’illustrer par un exemple aussi personnel que simplement parlant. Si je dois moi-même être rétribué en pourboires pour ce que j’écris ici, il me semble en effet évident que j’aurais financièrement tout intérêt à multiplier les chroniques acerbes sur le piétonnier bruxellois plutôt que de parler de bouquins de niches qui ne sont pas encore traduits ou même disponibles dans le commerce comme je le fais depuis la rentrée. L’audimat a beau être une forme de démocratie directe, c’est aussi un piège à buzz, autant dire la ligne droite vers le trou noir créatif. Le digital tipping réduirait en fait pour ainsi dire Skee Lo à I Wish et dans le papier de Wired, je trouve d’ailleurs assez symptomatique que le rappeur soit considéré comme un artiste oublié et disparu alors que le bonhomme a pourtant encore sorti un album sur iTunes en 2012, certes passé assez inaperçu. Cela me fait donc craindre un monde culturel encore plus borné, où l’on balance encore plus de fric aux couillons bêlants de The Voice, aux superstars les plus putassières du R&B et de l’EDM, aux nanars super calibrés de super-héros et même à Eric Zemmour, Dieudonné et Alain Soral. Le pourboire implique une notion de service et qui dit service attribue aux gens un rôle très précis, très codé, qui répond aux attentes plus qu’il ne les précède ou emmènerait à s’aventurer dans l’inédit. Il y aurait d’ailleurs quelque-chose de profondément dégradant de se ramasser des clopinettes en récompense à des heures parfois longues de travail, tout ça parce que votre taf n’est pas aussi LOL qu’un Top-20 de chatons distraits par des drones sur Topito ou un bon gros photomontage fasciste comparant les migrants à des cafards.
Autre horreur très prévisible: à partir du moment où le public est susceptible de rétribuer directement les chroniques et les articles, existera forcément aussi la tentation pour les éditeurs de ne plus payer eux-mêmes les pigistes et même de prélever un certain pourcentage sur leurs pourboires digitaux, ce qui mettrait des scribouillards déjà très précarisés dans des situations encore plus abracadabranlesques. Dans ce modèle, les éditeurs ne seraient d’ailleurs éventuellement même plus employeurs ou clients mais simplement propriétaires d’espaces d’expression à louer. Bref, le Mordor. Cela dit, si vous voulez mon numéro de compte, vous pouvez toujours me contacter sur Facebook. Un bon petit coup de pouce et mon avis sur les choses peut parfois très très vite changer. À votre bon coeur, Messieurs, Dames.
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