Björk: « J’aime faire comme si je venais d’une île futuriste »

Björk peut bien cacher son visage, il y a une chose qui la trahira toujours, même planquée sous une cagoule et des lunettes de soleil: sa voix. © Santiago Felipe
Jonas Boel Journaliste Knack Focus

Elle aime le karaoké, n’a pas peur de perdre sa voix et n’a toujours pas réussi à faire signer un contrat à des oiseaux. Conversation à coeur ouvert avec Björk, le rossignol islandais.

Alors que Björk vient d’annoncer un nouveau concert belge, le 13 novembre 2019 à Forest National, revoici l’interview exclusive qu’elle nous accordait à la veille de son passage à Gand l’an dernier.

Dès ses débuts en solo, Björk a chanté ce petit miracle qu’est l’être humain. Son premier single, Human Behaviour, regardait l’homo sapiens depuis un point de vue extérieur, celui d’un animal sauvage en train d’observer ce grand singe dominant ayant perdu ses poils. Aujourd’hui, 25 ans plus tard, l’être humain, ses états d’âme, la faune et la flore dans son environnement font toujours partie des thèmes chers à Björk. « En Islande, il n’y a pas de différence entre la nature et le travail« , déclare-t-elle dans Work in Progress, une série de courts documentaires sur le Net dont le premier épisode était consacré à sa collaboration avec Jesse Kanda, artiste qui signe des visuels pour ses clips. « Les gens ne se réfèrent pas à la nature: ils sont la nature. » Sur Utopia, son neuvième album sorti fin de l’année dernière, la frontière entre l’homme et la nature est à peine perceptible. La musique de Björk y est traversée par des chants d’oiseaux, un ensemble de flûtes et par la brise qui fait vibrer une harpe. Utopia est à ce jour son album le plus « terrestre », un disque qui plaide pour le romantisme et la compassion.

Björk elle-même l’a qualifié d' »album Tinder« . Dans un moment de distraction, précise-t-elle lors de notre conversation. « C’était une blague. Une bête blague en plus. J’ai un terrible sens de l’humour. » Le rire étouffé qui suit ne peut venir que d’une seule personne au monde. « J’ai utilisé cette comparaison plutôt pour décrire un certain sentiment. Une certaine ouverture, une curiosité, une disposition à entamer une nouvelle période. Tinder est un peu comme un moment-charnière, entre un chapitre final et un nouveau chapitre inaugural. » Elle-même n’a jamais utilisé l’appli. « Non, bien sûr que non! Vous savez ce qui m’intéresserait comme application de rencontres? Une qui baserait les matchs sur les collections de disques. Est-ce que ce ne serait pas une manière formidable de rencontrer de nouvelles personnes? Anonymement, juste à partir des goûts musicaux? »

Cet anonymat ne devrait pas trop poser de problème sur Tinder dans son cas: depuis Vespertine en 2001, Björk s’est rarement présentée sur une pochette ou sur scène à visage découvert. Depuis Medúlla (2004), ses fameux masques ont fait leur apparition. « Je n’aimais pas vivre sous les flashs, dit-elle. Toutes ces photos, le fait d’être reconnue: c’est comme si on me volait mon énergie. Avec un masque, j’inverse les rôles: c’est moi qui choisis quelle énergie je dégage, quelle impression je veux laisser. Mais en réalité, je ne veux rien cacher avec ces masques, bien au contraire. En portant un masque, je peux justement être plus expressive. La forme et la couleur d’un masque -et du costume- peuvent raconter tellement de choses. Le chagrin, la souffrance et la colère, mais aussi l’agitation et l’émerveillement. Et puis j’aime tout simplement faire comme si je venais d’une île futuriste, dit-elle en riant, un être hybride qui vit parmi toutes sortes d’autres créatures étranges. »

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Autosuffisante

Björk peut bien cacher son visage, il y a une chose qui la trahira toujours, même planquée sous une cagoule et des lunettes de soleil: sa voix. C’est sa principale marque de fabrique, depuis le début de sa carrière chez The Sugarcubes. « Les chuchotements sensuels, les jappements gutturaux« , pour reprendre la formule de Pitchfork à propos de Birthday, le premier single des Sugarcubes, listé parmi les 200 meilleures chansons des années 80. Avec Medúlla, Björk a construit tout un album autour de la voix, le premier et principal instrument de musique de l’homme. Que se passerait-il si elle perdait cet instrument? « Oh, j’ai déjà souvent perdu ma voix, vous savez. Quand je jouais avec des groupe punk, ça m’arrivait tout le temps. C’est avec les années que j’ai pris conscience de son importance. Peut-être seulement quand j’ai fait Vespertine, un album que j’ai écrit uniquement avec un ordinateur portable et ma voix. En même temps, c’est cet album qui m’a libérée de l’idée que j’étais seulement « une chanteuse ». Depuis je suis autosuffisante. Je peux produire, écrire moi-même mes arrangements, je suis plus qu' »une voix ». Ce que je veux dire, c’est qu’il m’a fallu presque trois ans pour faire Utopia et pendant cette période, j’ai chanté tout au plus dix heures. Alors qu’il m’a fallu des mois et des mois pour concevoir l’album, pour le mastering, le mix. Donc même si je perdais ma voix pour de bon, je continuerais à faire de la musique, c’est sûr à 100 %. »

Björk sait qu’elle chante mieux aujourd’hui que quand elle avait 20 ans. L’avantage de prendre de l’âge. « Je grandis avec ma voix. Le chant, c’est quelque chose qui change constamment. Et on doit s’en réjouir. Une des plus belles choses au monde, c’est de partir sur une île perdue, de nager dans la mer, d’ouvrir la bouche et de laisser toute la liberté à sa voix, quoi qu’il en sorte. Qu’on ait 25 ou 55 ans. Jeune ou vieux, de Papouasie-Nouvelle-Guinée au Pérou ou à l’Angleterre, la voix est l’instrument ultime pour s’exprimer. C’est pour ça que j’adore tellement le karaoké (rires). »

Mais toutes les voix sont-elles musicales? Même celle, disons, de Donald Trump? Il y a un moment d’hésitation à l’autre bout du fil. « Mouais, je dois vraiment répondre à ça? » Comme si elle était piégée sur son propre terrain. Utopia est en partie une réaction à l’élection de Trump. Ses déclarations misogynes ont irrité celle qui dénonçait récemment les intimidations voire le harcèlement sexuel qu’elle avait subis de la part du réalisateur danois Lars von Trier (« Pendant le tournage, il me susurrait des phrases allusives dans l’oreille, alors que sa femme se trouvait parfois à côté« , racontait-elle encore récemment au Morgen). Mais c’est surtout sa contestation du réchauffement climatique et le retrait de l’accord de Paris qui l’ont poussée à faire un album où l’amour et l’espoir occuperaient une position centrale. « Que l’on supporte Trump ou non, sa complète indifférence -et on parle ici du Président du pays le plus puissant au monde- par rapport à la vie sur notre planète devrait toucher chacune de nos molécules. Comment peut-on être aussi insensible et borné? Il ne s’agit pas de pouvoir ou de frontières, il s’agit de survie, de la survie de notre planète. C’est quand même quelque chose que chaque créature veut, non, survivre? »

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Nouveau départ

Björk raconte qu’en préparant Utopia, elle a fait beaucoup de recherches sur les anciennes civilisations, sur toutes sortes de peuples indigènes. Et chaque fois, elle tombait sur la flûte, l’instrument qui, selon certaines croyances, recèle l’âme de l’homme. « C’est un instrument beaucoup plus humain qu’un violon par exemple. Avec une flûte, on peut embrasser quelqu’un. On y souffle la vie, littéralement. C’est un son tellement frais et vivant. Même avec un synthétiseur on peut à peine l’imiter. On peut aussi faire de la flûte sans instrument, simplement avec nos lèvres, en sifflant. Jouer de la flûte, c’est synonyme d’un nouveau commencement, où chaque fois qu’on aspire de l’air on prend un nouveau départ. »

Outre la flûte, la harpe et la voix, il faut signaler une autre présence sur Utopia: celle d’Alejandro Ghersi, le producteur vénézuélien caché derrière le pseudo Arca et qui a aussi prêté ses services à FKA Twigs, Kelela et Kanye West. Les deux artistes ont déjà collaboré sur le prédécesseur d’Utopia, l’album imbibé de chagrin Vulnicura (2015). Mais sur Utopia, Ghersi a été impliqué dès le début. « On se fond l’un dans l’autre« , a déjà déclaré Björk à son sujet. « Une génération nous sépare, mais en cours de route, on s’est rendu compte qu’on partageait beaucoup sur le plan philosophique. »

Björk ne soulignera jamais assez sa contribution à Utopia. « Alejandro connaît ma discographie mieux que moi. En me rappelant certains morceaux, il a fait remonter à la surface certains côtés de moi restés longtemps cachés. Il a mis beaucoup de temps et d’énergie dans cet album. Je lui en suis très reconnaissante. » Arca ne l’accompagne pas lors de la tournée qui passe par Gand -« il est occupé par sa propre musique« -, mais Björk pourra compter sur les services du percussionniste autrichien Manu Delago (qui l’accompagne depuis la tournée de Biophilia), un ensemble de flûtes de sept musiciens et une harpiste. Et les oiseaux d’Utopia, on les emmènes aussi en tournée? « J’aimerais bien, oui. Mais il faudrait d’abord que j’arrive à leur faire signer un contrat. »

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Björk a récolté les samples de chants d’oiseaux d’Utopia principalement dans des audiothèques au Venezuela, la patrie d’Arca. « Pas parce que je veux m’approprier la culture vénézuélienne, mais parce que ce sont des sons exotiques. Et par « exotique », je veux dire le contraire de « normal », le contraire d’ennuyeux. Exotique comme le paradis peut être exotique, vous comprenez? »

On lui demande encore si Gand est pour elle un endroit exotique. Y est-elle déjà passée? « Oui, j’ y suis allée la première fois quand j’étais encore ado. Mes amis et moi nous nous étions donné comme mission d’aller danser dans ce fameux club new beat, le Boccaccio. Je ne l’oublierai jamais. La sécurité était très agressive, ils avaient des chiens. L’un d’eux m’a même mordue à la lèvre (rires). » On lui souhaite alors que son prochain passage à Gand soit plus agréable et positif. Elle rit de nouveau. « Oh mais ce n’était pas du tout une expérience négative! Je considère cette cicatrice comme une de mes blessures de guerre! »

Utopia pour les nuls

Cinq points à maîtriser avant d’assister au concert de Björk.

Björk:
© Santiago Felipe

1. Vous associez plus ou moins tous les éléments sur scène à un vagin? Rassurez-vous, c’est tout à fait normal.

Les masques, les fleurs, les costumes: visuellement, le spectacle de Björk est extrêmement féminin. Bye bye le patriarcat, bonjour le matriarcat! Chantez à pleins poumons pendant Tabula Rasa: « Let’s clean up, break the chain of the fuck-ups of the fathers / It is time for us women to rise and not just take it lying down / It is time, the world is listening. »

2. N’appelez pas les drôles de lassos que font tourner les flûtistes pendant Features Creatures des lassos mais des « harmonic whirlies ».

Il s’agit de tubes creux qui produisent du son lorsqu’on les fait tourner. Björk a découvert leurs bruits étranges dès les années 90 grâce à Gravikords, Whirlies & Pyrophones, un disque compilant des instruments bizarres joués par des gens tout aussi bizarres. Parmi eux figure Sarah Hopkins, à qui l’on doit les whirlies. Depuis, Björk a placé dans sa playlist son morceau Kindred Spirits. N’hésitez pas à faire de même.

3. Quoi qu’il arrive, ne dites pas: « quelle drôle de première partie! »

Mais dites: « Ah, Lanark Artefax! Le jeune prodige du formidable remix de Arisen My Senses . » En tant que fan aguerri, les premières parties peu banales de Björk ne vous étonnent plus. Parmi ceux qui ont chauffé son public, vous avez peut-être vu Death Grips, Mykki Blanco, Konono N°1 et Aphex Twin. Ce dernier l’a même accompagnée deux fois en tournée.

Björk:
© Santiago Felipe

4. En plus d’être un fin connaisseur de Björk, soyez aussi un bon camarade.

Prévenez vos accompagnants moins bien informés que It’s Oh So Quiet et Hyperballads sont probablement restés en Islande. Ce que Björk sortira de son chapeau en puisant dans son répertoire risque bien de vous étonner. Ou comme elle le dit elle-même: « Il n’y a pas en soi une seule bonne version de chaque morceau. C’est une expérimentation continue. » Aura-t-on droit à Flutists Behaviour?

5. Venez en transports en commun, achetez de la nourriture vegan et regardez d’un bon oeil votre gobelet réutilisable.

Vous saurez pourquoi dès le début du show. Sans trop en dire: Björk vous en sera reconnaissante et vous n’aurez pas l’air d’un idiot.

Par Jozefien Wouters

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