Tardi: « j’utilise la violence pour dénoncer le carnage »
« Ô dingos, ô châteaux! » est la 3è adaptation par Tardi d’un roman de son copain Jean-Patrick Manchette. L’univers violent, politique et avant-gardiste de ce polar rétro lui va comme un gant. Tête-à-tête fortifiant avec un homme toujours en colère.
Métro Gambetta, dans le XXe arrondissement à l’est de Paris. C’est dans ce quartier résidentiel que vit l’un des derniers monstres sacrés de la BD. Ce n’est pas Ici Même qui nous ouvre la lourde porte en métal mais Tardi himself. L’accueil n’est pas chaleureux mais pas hostile non plus. Comme tout bon anar, l’homme n’a pas le sourire facile. On le suit à travers le dédale de cette ancienne fonderie jusqu’à une vaste pièce sans fenêtres dont on se contenterait pour vivre et qui lui sert de bureau, de refuge, de tanière. Il y descend dès potron-minet 7 jours sur 7 et n’en sort que pour aller glaner de la doc pour ses albums. Les yeux ne savent plus où se poser entre les milliers de livres, les planches originales et les bibelots qu’on devine chargés de souvenirs. Au fond, un mannequin habillé en poilu nous surveille. Manque juste un ptérodactyle en liberté et une momie dans une vitrine pour avoir complètement l’impression d’être passé de l’autre côté de la case… Tardi s’installe derrière sa table encombrée, allume sa première clope. Et c’est parti pour 2h30 de voyage enfumé dans la vie et l’oeuvre de ce grand monsieur.
Vos albums sur la Première Guerre mondiale sont presque des ouvrages historiques. Les nombreux livres et documents qui remplissent votre atelier témoignent de votre attachement à la bonne documentation. C’est important, pour vous, le souci du détail?
Bien entendu. Et je ne cache pas que j’ai d’énormes problèmes avec ça. Dans l’histoire sur laquelle je travaille actuellement, je parle de la détention de mon père dans un stalag de Poméranie durant la Seconde Guerre. Dans ses carnets, mon père relate des évènements recoupés par des témoignages de prisonniers enfermés dans le même camp que lui. D’autres fois, les témoignages racontent autre chose. Du coup j’ai beaucoup de mal à trouver la vérité. Je suis en permanence dans le doute. Et je ne veux pas prendre de liberté avec la véracité du récit, quand je parle, par exemple de la mort systématique de prisonniers russes dans ce camp. Si je ne comprends pas, j’ai tendance à abandonner le dessin ou à faire sauter la séquence. Du moins, je la laisse de côté tant que je n’ai pas trouvé la bonne documentation. Quand on adapte un bouquin, ce n’est pas pareil, on n’a pas ces contraintes.
Mais il y en a d’autres…
Il y a juste un travail d’adaptation. Il faut revoir les dialogues, condenser le texte… Chez Léo Malet, je supprime toutes ses sorties xénophobes, mais je ne change pas l’intrigue. La principale difficulté quand on adapte un roman vient surtout du fait que l’écrivain n’écrit pas son texte pour le dessin. L’écrivain s’imagine que ce qui tient en une phrase, moi je vais réussir à le mettre dans une case, alors que je vais peut-être avoir besoin de deux planches… C’est une boutade, mais je préfère travailler avec des auteurs morts parce qu’on a beaucoup moins de problèmes.
A propos d’adaptations, après Le Petit Bleu de la Côte Ouest et La Position du tireur couché vous sortez Ô dingos, ô châteaux. Trois romans de Manchette coup sur coup… Vous avez un attachement particulier pour cet auteur?
Avec Manchette, c’est une longue histoire. J’avais travaillé avec lui à la fin des années 1970 sur Fatale, un roman qu’il était en train de terminer. J’ai dû en dessiner une quinzaine de planches. Mais le projet n’a jamais abouti car, à cette époque, nous étions tous les deux occupés par le lancement du magazine BD (L’hebdo de la BD). Après sa disparition, j’ai eu envie de retravailler sur ses textes.
Etait-ce vraiment nécessaire? Pratiquement tous les romans de Manchette ont été adaptés au cinéma.
Et le résultat est absolument catastrophique! Pratiquement tout y est changé. On ne raconte plus les mêmes histoires et ça fout en l’air les scénarios qui parlent presque toujours des malaises sociaux d’une époque. C’est d’ailleurs l’un des grands intérêts du roman policier: il est en prise directe avec l’actualité de son époque. Chabrol est probablement le seul à avoir respecté le texte de Manchette. Ce n’est pas pour autant que son film est bon… A partir du moment où l’on a un bon scénario, on a l’impression que le cinéma prend un malin plaisir à le foutre en l’air. Un roman de Manchette, c’est de l’horlogerie. Si on remplace une pièce par une autre, on n’a plus jamais l’heure exacte.
Vous aussi vous avez été adapté au cinéma…
Je connais très peu d’auteurs de bande dessinée qui ont refusé de voir une de leur oeuvre portée au cinéma. Parfois, ils auraient mieux fait de dire non… Il reste le plaisir de l’expérience. Mais ce que je vois à l’écran, ce n’est plus mon travail. Pour être satisfait, je devrais me lancer comme réalisateur avec un budget digne de Lawrence D’Arabie… On peut toujours rêver. Donner des ordres aux gens, diriger des acteurs… ce n’est pas trop mon truc.
La violence, le carnage, c’est ça votre truc? Il y a un plaisir à les dessiner?
Absolument pas! Dans les albums sur 14-18, j’espère que le lecteur comprend bien que j’utilise la violence pour dénoncer le carnage. Dans Ô dingos, ô châteaux, la surenchère de violence participe au climat de l’histoire, mais elle n’est pas réaliste. Je trouve que Manchette a pas mal innové dans le genre saugrenu et cruel. Il serait d’ailleurs intéressant de savoir si Tarantino a lu Manchette. Même si je ne suis pas partisan de l’esthétisme de la violence, je ne cache pas qu’elle représente une sorte de défi pour le dessinateur: comment représenter un type, le ventre à l’air, dans une tranchée de 14-18? C’est plus facile en littérature où le lecteur compose sa propre image mentale du texte.
D’où l’importance de la documentation?
J’aime bien reconstituer, chercher, savoir comment les gens vivaient. Je ne vois pas vraiment l’intérêt de dessiner ce que je vois par ma fenêtre. Je préfère toujours avoir un léger décalage. Mais ce n’est pas pour avoir le plaisir de dessiner de vieilles choses. Je déteste reproduire les vieilles voitures. Ça m’ennuie tellement que je prends tout de suite des bouquins pour les décalquer. Ça ne m’apporte rien de dessiner avec précision une automobile.
Qu’est-ce que vous aimez dessiner?
Ce qui est propre à la bande dessinée: les personnages et les enchainements. C’est-à-dire, cette espèce de mise en scène d’une situation avec l’impression que le flux d’images fonctionne. On comprend ce qui se passe, il n’y a pas de confusion possible. Ça doit être fluide. Si dans une action j’ai une belle image qui est là pour l’esthétisme, ça va attirer l’attention du lecteur et couper la tension qui peut y avoir d’une image à l’autre. C’est ça que j’aime: mettre en scène. Je ne me considère pas comme un dessinateur hors pair. Ce que je veux, c’est que mon dessin soit clair. Si mon personnage boit son café, je ne veux pas que l’on déchiffre autrement cette image. Je trouve qu’il y a beaucoup de dessinateurs, notamment dans la bande dessinée américaine, qui abusent de trucs tordus difficiles à déchiffrer.
Et raconter?
J’aime les choses un peu en marge. Si on reprend la guerre 14, je parle de la misère des soldats. Je ne parle pas de généraux ou de leur stratégie. On est dans le quotidien, pas dans des problèmes de batailles. Le lecteur peut s’identifier à un type ordinaire qui subit les idées des gradés. J’ai rencontré un monsieur qui, à 100 ans, me parlait de « tape-cul » quand il décrivait la façon dont ils progressaient parmi les cadavres. Comment gère-t-on cela? C’est ça qui m’intéresse: dans quel état d’esprit entame-t-on sa journée quand on a vécu de tels moments à 18 ans?
En se réfugiant dans la folie pour échapper au carnage?
Je ne sais pas. Je ne me suis pas mis en tête de dépeindre la folie. Si je le fais, c’est inconsciemment. Mes personnages sont comme ça. Je ne leur ai pas donné un itinéraire précis. La folie dans Adèle Blanc Sec me permet souvent de retomber sur mes pieds. Dans les rêves débridés des personnages apparaissent souvent des éléments qui vont me permettre d’expliquer la suite du récit. Si je suis en panne, c’est une astuce qui me permet de gagner du temps. Il ne faut pas en abuser, car cela peut donner un récit décousu. C’est parfois le cas dans Adèle… Mais c’est excitant de ne pas connaître la fin de l’histoire.
Vos albums racontent souvent le passé. Vous êtes nostalgique?
Je n’ai pas l’impression. Se plonger dans son passé n’est pas forcément agréable. Mais je ne cache pas que j’ai besoin de mes racines. On m’a souvent demandé pourquoi je ne faisais pas du polar américain. Tout simplement parce que j’aurais l’impression de faire du tourisme. Si je situe une histoire à Bruxelles, vous allez hurler de rire parce que je vais dessiner des choses qui pour moi vont être typiquement bruxelloises et qui ne le sont pas. Ça va donner une parodie. J’avais fait une tentative avec l’album Tueur de Cafards qui se passe à New York et pour lequel j’avais fait des repérages sur place… Art Spiegelman m’a directement dit que cela ne fonctionnait pas. Pourtant, c’était une histoire vraie qui m’avait été racontée par la soeur du tueur de cafards. Je n’ai pas réussi à retrouver la bonne ambiance… Quand je vais dans un bistro parisien, je comprends ce que dissent les gens, je comprends leur argot. Si je rentre dans un MacDo à Los Angeles, je vais être complètement largué.
C’est un peu une constance chez vos personnages, le fait d’être largué…
J’ai une certaine tendresse pour les personnes qui ne maîtrisent pas vraiment la situation. J’en reviens à mon père. Ce type-là, qui a été un vaincu, a été en colère toute sa vie. Toute sa vie il a été en pétard parce qu’il estimait qu’on s’était foutu de sa gueule. Parce que rien n’avait été fait pour gagner la guerre. Là aussi, il existe énormément d’ouvrages historiques sur la drôle de guerre. Mais ce qui m’intéresse, encore une fois, c’est comment il a vécu ça. Ca l’énervait d’entendre dire qu’on avait gagné la guerre, alors que lui, sur le terrain, il l’avait perdue à cause des fonctionnaires qui n’avaient pas fait leur boulot correctement. Une heure avant de mourir, sur son lit d’hôpital, mon père était encore dans son char, ne sachant pas si en fonçant dessus, il avait écrasé les servants d’un canon antichar allemand. Sa vie a été bloquée par ce moment-là. C’est cette colère, envers ce qui lui a semblé vain, que je veux raconter.
Vous êtes aussi un homme en colère?
Oui, je suis un mec en pétard. Mon vieux m’a bien refilé sa hargne. Je ne parle pas de haine, mais bien de hargne. Vous ne trouvez pas qu’on a énormément de motifs d’être en colère en ce moment? Si on a connu une bonne période après 68, les choses ont vite repris un cours normale. On ne peut pas dire que le socialisme a vraiment changé la donne. Raison pour laquelle je suis plutôt dans la mouvance libertaire. La seule chose à laquelle je crois, c’est qu’il faudrait une révolution. Mais est-ce que la démocratie directe est réaliste… C’est pour cela que la Commune m’a toujours passionné. Le mouvement des indignés a un côté communard: prendre les choses en main… Avec le risque que rien n’avance, car tout est discuté.
Pour en revenir à la BD, si vous ne deviez garder qu’un de vos albums?
La bande dessinée, c’est un mode de vie. Je passe mon temps à cette table. Je travaille tous les jours. Les vacances, les week-ends… Pour moi, tout cela n’a aucun sens. Le matin je viens immédiatement ici. Je ne perds pas mon temps à me beurrer des tartines. Je me fais un Nescafé, je bouffe trois biscuits secs et je regarde ce que j’ai fait la veille pour voir ce qu’il faut reprendre… Voilà comment commence la journée. Quand un album est terminé, je n’y suis plus. D’ailleurs, les dix dernières planches d’une histoire ne m’intéressent plus. Je suis déjà à autre chose. Je peux donc difficilement sortir un album du lot.
Certains dessinateurs vous ont marqués?
Cuvelier, Gillain, Franquin… Même s’il y a toujours une chose en trop dans ses planches -soit le texte, soit le dessin-, Jacobs est une référence. Hergé un peu moins. J’aime bien son dessin, mais Tintin m’a toujours profondément emmerdé. Les personnages secondaires d’Hergé sont plus intéressants. Quand j’étais plus jeune, les décors de Jacobs me paraissaient réels. Chez Hergé, il n’y a jamais un papier gras qui traine en rue. Chez Jacobs n’ont plus, vous me direz. Mais il pleuvait, il y avait du brouillard, des reflets, plus de noir, des ombres portées… Ça apporte une véracité, une authenticité. J’avoue, j’ai hérité de ça. Mais je ne suis pas un fana de la ligne claire, même si on m’a souvent associé à elle. Je ne me sens pas proche de cette école-là.
Et dans les dessinateurs plus jeunes?
J’aime beaucoup Blutch et De Crecy. Mais il y a aussi Julliard, Moebius, Forest, Eisner et beaucoup d’autres. Pour résumer, je n’aime pas les dessinateurs qui sont trop dans l’esthétisme alors que le dessin doit faire vivre une histoire. Je me méfie aussi de l’autobiographie. Si l’auteur a passé 15 fois le Cap Horn, il a sûrement des choses intéressantes à dire. Mais si vous racontez vos vacances au bord de la mer, votre divorce… On risque de tomber au niveau du cinéma français et de ses histoires d’adultères. Faut-il préciser que la médiocrité du cinéma français me désole…
La bande dessinée, c’est le 9e art?
C’est quoi le statut de la BD? Les petites étoiles dans Télérama? Je dois bien avouer que je m’en fous complètement. Ça ne fait pas partie de mes préoccupations. Ce qui m’intéresse, c’est le plaisir que j’ai à la fabriquer. Je ne suis pas encore lassé, je suis toujours content de me retrouver à ma table à dessin.
Rencontre Vincent Genot et Laurent Raphaël, à Paris
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