Critique | Livres

Le livre de la semaine: Savannah, de Jean Rolin

Flannery O'Connor, Iowa, 1947 © DR
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

RÉCIT | Jean Rolin remonte le fil d’un voyage qu’il effectua sur les traces de l’écrivain Flannery O’Connor avec sa compagne tragiquement disparue Kate Barry.

Méconnue en français au-delà de sa convocation scolaire au rang des écrivains sudistes pouvant prétendre talonner William Faulkner, Flannery O’Connor (1925-1964) sait généralement marquer durablement ceux qui prennent le temps de rencontrer ses incroyables recueils de nouvelles (Les braves gens ne courent pas les rues ou Mon mal vient de plus loin surtout). Ce fut le cas de « Kate », amie de Jean Rolin à qui ce dernier vient de consacrer un livre (bien qu’elle ne soit jamais nommée ici, on saura y reconnaître la photographe Kate Barry, fille de Jane Birkin et du compositeur John Barry, élevée par Gainsbourg puis Doillon). Folle de l’oeuvre de Flannery O’Connor, Kate décidait donc, et Rolin avec elle, de s’en aller en 2007 faire un film sur l’écrivain à Savannah, sa ville du fin fond de la Géorgie, armée d’une petite caméra et d’un sens déconcertant de l’image et de la rencontre inopinée.

Kate tragiquement disparue en 2013 (des suites d’une chute d’immeuble dont on n’a pu jusqu’ici établir s’il s’agissait d’un accident ou d’un suicide), son ex-compagnon décide de retourner sur les lieux de leur voyage d’alors. Son but? Refaire leur excursion de la manière la plus similaire possible: « Retrouver tous les lieux, sans considération de leur intérêt ou de leur accessibilité, par lesquels nous étions passés en 2007 et que Kate avait filmés ». Dans sa tentative de recomposer les itinéraires, de repasser par les endroits, de rappeler à lui les visions, Rolin se réfère alors d’abord aux séquences filmées à l’époque par Kate (une succession de petits films singuliers que Rolin décrit ici: leur intérêt relatif, leurs cadrages étranges, Barry choisissant par exemple de ne jamais filmer les visages des gens rencontrés -seulement leurs pieds).

Georgia on my mind

Le livre de la semaine: Savannah, de Jean Rolin

Bien vite pourtant, ses propres prédilections d’écrivain voyageur (Zone, Terminal Frigo) viennent s’y surimprimer: une attention quasi obsessive et toute personnelle pour les territoires sans charme -friches, terrains vagues, zones portuaires ou bandes d’arrêt d’urgence, le plus souvent arpentés à pieds par l’auteur du récent Les Evénements (« le plus sûr moyen de se donner l’illusion d’être un laissé-pour-compte, un moins que rien, c’est encore de marcher seul sur le bas-côté non aménagé d’une route à grande circulation, si possible aux Etats-Unis, et de préférence à la tombée de la nuit »).

Point de vente d’automobiles Ford, motel Best Value Inn, chemins de feuilles mortes, églises de différentes obédiences, « intervalles de verdure », parkings de Walmart: les images s’égrènent comme dans un Wim Wenders qui aurait renoncé. Ecrivain de la zone, Rolin déplie des panoramas doucement monotones et anodins, n’était la stupéfaction, souvent implicite, de s’y savoir dans le sillage d’un fantôme. Une quête de traces évanouies que vient encore hanter la figure de Flannery O’Connor, précocement disparue elle aussi, et dont Rolin va visiter la maison natale et relit L’Habitude d’être (sa bouleversante correspondance), la vision de la romancière finissant, c’est inévitable, par infuser (« Dans le bus en provenance d’Atlanta et à destination de Savannah, le samedi 30 août à 10 heures du matin, il y avait au moins trois passagers dignes de figurer dans une nouvelle de Flannery O’Connor. »).

Que reste-t-il de nos passages une fois disparus? Infiniment retenu, anti-sensationnel jusqu’à frôler la grise indifférence, Jean Rolin échoue sans doute à dire l’absente: d’un certain point de vue (celui du creux, du reflet), son évocation n’en est que plus sensible, qui ne cesse de faire apparaître l’être aimé là où il manque. « Quand elles (les images filmées par Kate, ndlr) ne montrent rien, ou à peu près rien, on n’y voit qu’elle. »

DE JEAN ROLIN, ÉDITIONS P.O.L., 144 PAGES.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content