ROMAN | C’est l’une des meilleures nouvelles de la rentrée: avant l’extraordinaire Karoo, Steve Tesich avait commis Price. Un premier roman et une ultime révérence.
De Steve Tesich, on n’avait jamais entendu le nom avant la publication posthume de Karoo, sommet de tragi-comédie machiavélique mettant en scène la descente aux enfers d’un spin-doctor d’Hollywood. Gros coup des éditions Monsieur Toussaint Louverture qui en signaient l’excavation en 2012, la redécouverte révélait un écrivain serbo-américain disparu seize ans plus tôt d’une crise cardiaque terrassante. L’annonce récente de l’arrivée de « l’autre grand roman de Steve Tesich », publié en 1982 aux Etats-Unis mais inédit à ce jour en France, a donc, bien que posthume, fait souffler une certaine fièvre sur la rentrée. Et pour cause: nouvelle pièce à mettre au dossier romanesque de l’auteur, Price en sera aussi l’ultime, composé dix ans durant dans les marges d’une carrière prenante de dramaturge et de scénariste -plume très demandée à Hollywood, Tesich signera entre autres les scénarios de La Bande des quatre et Le Monde selon Garp.
Dépotoir du Midwest
« Après le lycée, en Amérique tout est posthume. » La formule est de Joyce Carol Oates, et elle ferait un avertissement idéal au récit qui commence au début des années 60 à East Chicago, soit « le dépotoir du Midwest », une banlieue industrielle morne et murée de l’Indiana -autant dire nulle part. Dans l’ambiance survoltée d’un gymnase bondé, Daniel Price, 17 ans, parti grand favori au titre de champion de lutte de l’Etat, est en train de calmement saborder sa victoire. Inaugurale, la scène est également programmatique: Daniel en a presque fini avec l’école -une question d’heures désormais-, et l’été qui s’annonce va changer le cours de sa vie. Unique rejeton d’une union toxique –« J’avais le visage de mon père et le physique de ma mère. Ils se disputaient encore mon âme »-, Daniel ne pense qu’à une chose en écumant ses quartiers prolétaires avec ses éternels Larry et Billy: ne pas répéter l’amertume parentale, mais prendre son envol. Le temps resserré d’une saison, il lui faudra avant tout se sortir du plus vicieux des pièges -celui de ses illusions. Au moment même où son père lui annonce être atteint d’un cancer fulgurant, Daniel rencontre Rachel Temerson. Une fille difficile et changeante mystérieusement débarquée dans le coin, presque irréelle à force d’inconstance et dont il peine à interpréter le comportement et à percer l’univers. L’adolescente entraîne bientôt Daniel dans une spirale obsessionnelle de désir déçu tandis que son père, inquiétant soleil noir pris entre agonie et démence, fait planer sur l’avenir de son fils un spectre morbide et démoniaque -donnant lieu à un face-à-face oedipien de plus en plus cruel. Héros à la voix vibrante, Daniel passe du sexe à la mort le long d’une ligne très légèrement surnaturelle porteuse d’un drame annoncé (cette journée d’hiver tombée en plein été, les lectures divinatoires dans le marc de café) -la relation triangulaire (Daniel, Rachel, et leurs pères respectifs) trouvant bientôt sa résolution dans une scène hallucinante, climax pictural et émotionnel incandescent, avant d’ouvrir sur une perspective lumineuse célébrant la naissance d’un écrivain. Roman d’apprentissage d’une obscure et pénétrante puissance, creusant, après Richard Yates mais avant Richard Ford (Une saison ardente surtout), la représentation de l’adolescence dans la psyché américaine, Price n’est pas de ces romans qu’on oublie facilement. Ça tombe bien: il n’y en aura plus d’autres.
- PRICE DE STEVE TESICH, ÉDITIONS MONSIEUR TOUSSAINT LOUVERTURE, TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR JEANINE HÉRISSON, 544 PAGES.
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