ROMAN GRAPHIQUE | L’Allemande Aisha Franz se joue des frontières des genres dans ce récit existentialiste. Une crise d’identité indé aussi prégnante que remarquable.
La merde, ça arrive. « Shit happens », comme on dit. La jeune Selma en sait quelque chose. Elle qui ne rêve que de déserts oppressants, ne se réveille (mais se réveille-t-elle vraiment?) que pour apprendre que son petit ami rompt et la fout à la porte, sans ménagement et surtout sans émotion. La voilà seule et sans emploi dans son nouvel appartement, lui-même perdu dans un Berlin futuriste et cauchemardé où la technologie est omniprésente -impossible d’y vivre sans son smartphone- et l’ostentation, la nouvelle règle de vie. Un monde superficiel où le kawaï est partout mais angoissant, où les relations mondaines étouffent les relations sociales et où Selma ne trouve pas sa place, ni auprès de sa copine Yumi très à l’aise dans ce Berlin japonisant, ni avec Anders, mutique gérant d’une animalerie sur le déclin. Selma traverse une crise d’identité profonde, palpable, qui la plonge dans la mélancolie et le fantasme: ce désert qui revient dans ses rêves, ce poisson auquel elle s’identifie, cet interstice dans le mur qui lui donne à voir et bientôt à vivre l’existence de sa mystérieuse et vénéneuse voisine… Un monde anxiogène où tout se délite, sauf ce fil qui la suit depuis l’appartement de Max et son ancienne vie: ce tableau cheap qui se veut pop, un peu criard et juste barré d’une sentence: Shit is real. Reste à savoir ce qu’est vraiment la réalité.
Introspectif et pénétrant
Très joli coup que ce Shit is real édité par les Belges de l’Employé du Moi, et troisième ouvrage traduit en français de l’Allemande Aisha Franz –Petite terrienne et Brigitte ont été édités par les Français de çà et là: dans le genre (très) indé, introspectif et pénétrant, on a rarement fait mieux que ce pavé de presque 300 pages, qui se mérite -Aisha Franz use à la fois d’un graphisme très minimaliste voire naïf et presque brut, et d’un noir et blanc peu contrasté, réalisé à la mine de plomb -mais qui laisse sa marque comme peu d’autres: le malaise existentiel et existentialiste de son héroïne vous poursuivra bien après sa lecture, tant elle tend un miroir déformant mais perçant sur l’errance intime des jeunes urbains d’aujourd’hui. Et ce, en se jouant des genres et des catégories: Shit is real navigue de l’onirisme à la science-fiction et de la romance au futurisme, avec un sens de la narration, du rythme et de l’expression du mal-être particulièrement efficaces. Bien après l’avoir refermé, on se surprend à repenser à ce poisson malheureux, à ces serveuses à têtes de chat et à cette atmosphère de spleen, alimentée de références kawaï désormais empoisonnées, dans un Berlin qui a perdu ses repères. Le tout dans un joli objet qui pousse à la relecture, ce qui ne gâche rien.
DE AISHA FRANZ, ÉDITIONS L’EMPLOYÉ DU MOI, TRADUIT DE L’ALLEMAND, 288 PAGES. ***(*)
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