Critique | Livres

La BD de la semaine: La Favorite, de Matthias Lehmann

La Favorite © Matthias Lehmann/Actes Sud
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

ROMAN GRAPHIQUE | Du récit d’une fillette maltraitée par sa grand-mère, Matthias Lehmann réussit à tirer un conte facétieux sur l’enfance et le pouvoir de l’imagination.

L’enfance est une terre fertile pour la fiction. Surtout quand elle est le jouet d’adultes qui en usent et en abusent. C’est le cas de Constance, fille de 10 ans qui vit recluse avec ses grands-parents dans la vaste propriété défraîchie d’un village endormi de la Brie. Ses parents sont morts mais elle ne sait pas dans quelles circonstances. Coupée du monde extérieur, elle n’a pour seul ami qu’un chat noir qui rôde dans le jardin. Maigre compagnie pour cette gamine brimée par une grand-mère tyrannique, véritable sorcière qui chérit le fantôme d’un premier enfant disparu tragiquement et qui profite de la moindre occasion pour empoisonner l’existence de Constance, en lui infligeant des châtiments corporels ou en l’enfermant dans le grenier pour une durée indéterminée. Le tout sous le regard penaud de son mari Emile, personnage veule qui déteste sa femme mais se garde bien de le lui dire en face, préférant noyer sa rancune dans l’alcool et tenter de se faire pardonner sa lâcheté en apportant en cachette à sa petite-fille de quoi manger quand elle est confinée sous les combles.

Famille, je vous hais!

La BD de la semaine: La Favorite, de Matthias Lehmann

A défaut de pouvoir imaginer ce qu’elle ne connaît pas -c’est-à-dire tout ce qui se trouve au-delà du mur d’enceinte hormis ce qui a filtré au journal télévisé-, Constance se projette dans un monde imaginaire avec les moyens du bord. Elle s’imagine alors en train d’empoisonner ses bourreaux ou jouer une pièce avec Giscard qui s’inviterait chez eux et découvrirait le pot au rose. De quoi apporter un peu d’oxygène dans cet univers carcéral auquel le décor social -la grande bourgeoisie désargentée dans la France des années 70- ajoute une touche « chabrolienne ».

En fouillant dans les affaires de ses aïeux alors qu’elle est une fois de plus assignée à résidence, la captive exhume des pièces du puzzle familial qui expliquent, à défaut de la justifier, l’attitude de ses aïeux. Tout va basculer avec l’arrivée d’un couple de Portugais et leurs deux enfants, engagés pour aider la marâtre dans les tâches ménagères. Bravant l’interdit, Constance ira au contact, découvrant la morsure des premiers émois amoureux comme la cruauté des enfants de cet âge pour qui elle n’est d’abord qu’une petite bourge comme les autres. Reste que la cloche qui l’isole du monde est fissurée et volera bientôt en éclats, libérant au grand jour tous les secrets toxiques de ces grands-parents diaboliques.

Le discret Matthias Lehmann se montre particulièrement habile sur le terrain glissant de la perversité humaine, évitant la posture moralisante qui n’est souvent que le cache-sexe d’un voyeurisme impudique. Et ceci grâce à un dessin noir et blanc tout en hachures qui rappelle la technique de la gravure -la liberté de mouvement en plus- et auréole son récit d’une forme d’intemporalité. Grâce aussi au choix judicieux de regarder les événements à hauteur d’enfant, humour débridé compris. Autant de ressorts graphiques et narratifs qui amortissent le choc et permettent même de glisser une note d’enchantement qui tire l’ensemble vers le conte. Fascinant.

DE MATTHIAS LEHMANN, ÉDITIONS ACTES SUD BD, 160 PAGES.

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