Serge Coosemans

L’art d’en faire bouger une sans toucher l’autre

Serge Coosemans Chroniqueur

SORTIE DE ROUTE | Quand on s’intéresse à la night, faut-il lire la réédition de Jean-Jacques Schuhl ou la biographie d’Alain Pacadis ? Les commentaires de classiques rave sur You Tube vous en apprendront plus, estime notre chroniqueur. Sortie de Route, SO2E37.

Dans le magazine Technikart du mois de mai, à l’occasion de la réédition de Télex N°1, son bouquin perdu de 1976, une interview de Jean-Jacques Schuhl. On y évoque une vision du nightclubbing, faite de  » name dropping, de rencontres syncopées, quelque chose de très froid, hors de soi.  » Schuhl (Prix Goncourt 2000) admet avoir volé cela à Fitzgerald, qui dans Gatsby Le Magnifique, aligne une page et demie de noms propres. Il parle de son admiration pour des cinéastes, des écrivains, des musiciens, des couturiers, tous très sorteurs. C’est au fond un trip très Andy Warhol. Très Alain Pacadis, également, dont paraît justement en ce moment une biographie, pareillement gorgée de name dropping et de syncopes. Cela nous rapproche aussi de Bret Easton Ellis, de Frédéric Beigbeder, de Kenneth Anger, de magazines comme Closer et Voici, de Thierry Ardisson, de Perez Hilton, de blogs plus modasses les uns que les autres. Cette façon de voir la nuit perdure et fédère tous ceux que réunit la fascination du carré VIP, la vie par procuration, le rôle d’observateur. La prétention de sophistication. Le mensonge de la mise en scène. La névrose moraliste ou transgressive. Les masques sociaux. Une certaine idée de la décadence. La biture au champagne vue comme une expérience mystique. Toutes ces conneries.

Perso, à quelques exceptions notables, je trouve tout cela abominablement cliché, complètement ringard. En faisant la promotion du bouquin de Schuhl et de la mémoire de Pacadis, la presse autoproclamée branchée fait certes son boulot mais honore surtout une vision très passéiste de ces angles d’approches qu’elle n’a jamais vraiment tenté de dépasser, qui continuent de mal l’inspirer. Je ne conteste ni à Schuhl, ni à Pacadis, un certain talent d’écriture, une vision forte. Ce qu’ils écrivent décrit une période morte mais ce n’est en rien critiquable. Ce qui l’est, c’est de ne pas le relever, de faire perdurer cette illusion d’un clubbing ritualisé selon des codes d’il y a 30 ou 40 ans. De copier leurs façons de penser la nuit, de la décrire, de répéter des tournures de 1980 plutôt que de développer un regard acéré, propre, moderne et réaliste, sur ce qui ce passe aujourd’hui. Le prétexte d’une virée noctambule reste pour trop d’écrivaillons et de chroniqueurs l’occasion de déverser bien des fantasmes et des névroses personnelles dans leurs papiers ou de faire la simple promotion d’amis entrepreneurs. Il y a pourtant encore tant de choses à dire qui n’ont pas été dites. Pour des milliers de bouquins définitifs sur le rock, on n’en compte toujours qu’une petite poignée sur la musique électronique et le nightclubbing des années(post)techno.

Heureusement, il y a le web. C’est là que se trouve l’alternative la plus documentée aux bouquins et aux articles starfuckers bien nombrilistes. Cette semaine, un papier du magazine Vice a généré plus de buzz que Schuhl et Pacadis réunis et c’est tant mieux. Il s’intéresse de près aux commentaires laissés par d’anonymes quadragénaires sur You Tube en-dessous des clips de classiques rave sortis entre 1987 et 1994. Pour la rédaction de Vice, ces manifestations spontanées et enthousiastes lâchées par des types aujourd’hui très rangés mais jadis gorgés d’ecstasy  » redonnent foi en l’humanité « . C’est un jugement bidon mais l’article reste une synthèse correcte d’un monstrueux document brut, un véritable kif, une très bonne matière première à partir de laquelle doit pouvoir s’écrire le bouquin définitif sur la musique, les délires et les moeurs noctambules de ces années là et de celles qui suivirent. Ici, on est chez les prolos, les dégradés, les mecs qui dansent la tête dans le baffle. C’est le nightclubbing côté populo, irréfléchi, et souvent irresponsable. C’est très loin de cette façon qu’ont les écrivains nightclubbeurs de transformer leurs voyages au bout de la nuit en remontées sous acide vers le coeur des ténèbres. C’est enthousiaste, naïf, mal écrit, gratuit, anonyme, dénué d’enjeu ou de licence poétique. C’est du vécu pur, une version non officialisée par l’industrie et les médias de l’histoire de la musique populaire, où un scie obscure de boumstchak pondue en quelques heures par un dj à demi abruti s’avère avoir bien davantage marqué les consciences et changé des vies qu’un carton pop très travaillé par un gros studio, ce kleenex pour oreilles. Il se raconte là une parenthèse enchantée dans une multitude de vies sinon banales, les années de défonce avant de se trouver un job, une femme et le courage de renoncer à ses rêves d’ado. Rien de bien faramineux, en somme. Si ce n’est qu’on apprend plus de cette vérité bien plus profonde, touchante et aujourd’hui universelle que de n’importe quelle conversation sous cocaïne entre Warhol, Burroughs et Jagger, rapportée par tous ces torchons de dandys autoproclamés, qu’ils soient écrivains célébrés ou blogeurs sous influences. Tous ces spécialistes dans l’art d’en faire bouger une sans toucher l’autre, en d’autres termes.

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