Stefan Liberski
Making of Tokyo Fiancée #4
Stefan Liberski est au Japon pour le tournage de son prochain film, Tokyo Fiancée. Chaque semaine, et en exclu pour Focus, il nous raconte les dessous de l’aventure.
Je me demande si on s’habitue jamais à l’immensité de Tokyo. Tokyo est une ville-monde. Les premiers jours ici provoquent toujours une ivresse passagère. Certains éprouvent même de légers tremblements de tête -qu’ils prennent pour des tremblements de terre. Beaucoup rêvent de tremblements de terre. Il faut dire que le Japon martèle dans le corps et l’esprit une sorte de battement continu entre le « presque rien » et le « beaucoup trop ». Là non plus, je ne crois pas que l’on s’habitue jamais. Un plan d’eau, un haiku, une demi-lune, le simple travail du temps sur les choses (sabi), un caillou ou deux lignes tracées dans la terre font rêver les Japonais. Mais les tsunamis de néons publicitaires serrés les uns contre les autres, les annonces tonitruantes dans les quartiers de commerce, le vacarme insolite des machines à sous, l’offre océanique du marketing des marottes et des manies, le prêt-à-adorer extravagant des idoles en tout genre, réelles ou virtuelles, de plus en plus virtuelles, le trop haut, le trop grand, bref le trop-trop-trop les font rêver tout autant.
Nos déplacements d’un lieu de tournage à un autre, d’un quartier à un autre, sont à chaque fois des voyages interminables, épuisants, au cours desquels les membres de notre petite équipe finissent toujours par dodeliner de la tête et piquer du nez dans l’odeur des pommes et des senbei aux crevettes traînant au fond des paniers-régie. Nous avons tourné hier une séquence avec des camions illuminés et des camionneurs non moins allumés. Ces derniers ont ici très mauvaise réputation. Un peu comme les Hell’s Angels, disons, pour aller vite. Ils sont pourtant très aimables. Une fois les plans tournés, le boss de cette confrérie de beaux camions nous a invités à manger des gyozas et des tripes de cochons. Nous nous sommes ainsi retrouvés dans une arrière-salle de restoroute, mi-salle de banquet, mi-karaoké, perdue sur un parking noyé dans la nuit.
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Il adorait Pauline, le boss. Pauline a un succès fou au Japon. On lui demande souvent si elle est une fille ou un garçon, puis on la rassure en disant qu’elle est super kawai. Certaines Japonaises la trouvent même très mûre pour une fille de quinze ans. Le boss lui posait des questions de plus en plus longues et de plus en plus floues au gré des shõchu qu’il enfilait par pintes. Ali Morimoto, notre ambassadeur personnel, avait de plus en plus de mal à les traduire, mais l’émotion passait. Lorsque nous avons pris congé, après 227 arigato gozaimasu et autant de courbettes, j’ai vu le boss écraser une petite larme. Tout le monde savait que cette réunion, cette configuration-là de personnes n’aurait lieu qu’une seule fois au monde. Et elle était finie. Mono no aware, disent les Japonais. L’expression est, paraît-il, intraduisible. « Le sentiment de l’éphémère » serait beaucoup trop lourd. Même pour désigner ce qui s’était un instant noué entre des gaijin (nous) et ces chauffeurs de poids lourds. Nous sommes rentrés à Tokyo en dodelinant de la tête.
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