William en un Klein d’oeil

© PHILIPPE CORNET
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Il rêvait de peinture, il est devenu l’un des plus importants photographes contemporains. Rencontre parisienne chez William Klein avant son expo au Botanique.

Au menu du Botanique dès la mi-décembre, les 5 Cities vécues et photographiées par William Klein: New York, Moscou, Rome, Tokyo et Paris. Cette dernière est la ville qu’il habite depuis la fin des années 40, « et dans cet appartement depuis un demi-siècle ». Le vieil homme (il est né en 1928) y réside avec vue sur le Jardin du Luxembourg, entouré de peintures -celles de sa femme, morte il y a six ans. On avait croisé Monsieur William à Londres en 2012 alors que Sony lui décernait un Outstanding Contribution to Photography Award. Il annulait l’interview en dernière minute -au profit d’une sieste- et donnait l’impression d’être détaché de l’événement. Là, il est au coeur de sa ville d’adoption: « J’aurai bientôt la nationalité française » sourit-il, l’oeil plissé de cette ironie qui marque aussi son travail photographique.

New York est votre ville de départ: quelles premières images gardez-vous de vos années de jeunesse?

Je ne me souviens pas, j’étais petit (il rit). J’ai habité toutes sortes de coins de Manhattan. Mon père, Juif orthodoxe, était obsédé par la religion: contrairement aux autres membres de la famille qui faisaient de bonnes affaires, pour lui, cela ne marchait pas du tout.

Vous arrivez en Europe en 1946 avec l’armée américaine. Dans quel état d’esprit?

En 1946, à 18 ans, je découvre l’Allemagne: tout y était complètement détruit, heureusement (sic). J’avais suivi une formation d’opérateur radio dans la cavalerie au Kansas parce qu’on pensait que les Japonais allaient envahir les îles du Pacifique en montant à cheval! J’arrive à Paris en rêvant de la lost generation,ces artistes américains venus en France après la Première Guerre mondiale: j’avais donc l’idée d’être peintre à Paris et j’ai profité du GI Bill of Rights qui, après deux ans dans l’armée, m’a octroyé le même timing en études, payées par les États-Unis. Je me suis retrouvé à suivre des cours chez le peintre Fernand Léger, un innovateur qui avait suivi les impressionnistes et les cubistes: au lieu de peindre des paysages et des jardins, il peignait des machines, des ouvriers et des paysages industriels. Il était formidable.

Il vous a transmis une approche plus politique de l’art?

William en un Klein d'oeil
© GUN 1, NEW YORK, 1955 © WILLIAM KLEIN 2001 (CONTACT PEINT) COURTESY POLKA GALERIE / GALLERY FIFTY ONE, ANVERS

Oui, Léger était le premier communiste que je voyais en chair et en os (sourire). Il avait aussi une vision de l’artiste dans la cité. Il parlait du Quattrocento et de la collaboration entre les peintres et les architectes, cela m’excitait! Il nous provoquait en disant que les musées et le monde de l’art étaient de la connerie: il fallait qu’on affiche nos peintures dans la ville. J’ai fait ma première expo d’importance à Milan avec des panneaux tournants et j’y ai rencontré un jeune architecte qui m’a demandé si je pouvais faire une installation. J’avais 24 ans et j’ai dit oui. Cela a été publié, et d’autres commandes se sont annoncées. Entretemps, je m’étais marié à une Française et, toujours grâce au système américain de l’armée, j’ai eu les moyens de rentrer au pays, par bateau en 3e classe sur le Queen Mary, voir ma famille à New York. Et y concevoir mon premier livre.

À quel moment la photographie devient-elle importante pour vous?

Je regardais ce qui se passait alors en photo et je trouvais que ça restait plutôt timide, sans grande invention, contrairement à ce qui se passait en peinture, en sculpture ou en architecture. J’ai compris qu’il y avait un espace à prendre, celui de la ville telle qu’imaginée par Fernand Léger, et j’ai fait ce premier projet sur New York, en photo mais en utilisant ce que j’avais appris en peinture. C’était assez gonflé et j’ai été soutenu par Vogue,qui fait partiedu groupe de presse Condé Nast, et qui avait des moyens. Alors que mes premières photographies tenaient davantage de l’arte povera que d’autre chose: j’ai démarré avec un Rolleiflex gagné dans l’armée lors d’une partie de poker.

Vos images des villes semblent vouloir tirer autre chose de la réalité architecturale et des résidents, avec des tendances presque fantastiques qui incorporent le bougé, le flou, loin du classicisme donc…

Le flouté ne plaisait pas à tout le monde, mais je crois que j’avais une vision de la ville à travers la photographie: au mitan des années 50, aucun éditeur new-yorkais n’en a voulu mais à Paris, Chris Marker, qui faisait une collection de petits livres de voyages, a été partant. Il a convaincu la direction des Éditions du Seuil de financer le bouquin et j’ai fait la mise en pages avec tout ce que j’avais appris des constructivistes à Moscou. Pour moi, c’était une création plus ou moins nouvelle, le livre a été applaudi ou détesté, mais je l’avais fait.

Quelle est la définition d’une bonne photographie pour vous?

Quand les choses se mettent ensemble, s’ajoutent les unes aux autres, le contenu comme le style: c’est d’abord une histoire de sensations. Mes modèles étaient davantage les Russes qui travaillaient sur l’affiche -Rodtchenko ou Maïakovski- que les photographes qui avaient travaillé sur Paris, comme Doisneau et Boubat.

Au Botanique, on va projeter votre premier film Broadway by Light, en couleurs et daté de 1958. Pourquoi ce passage à l’image filmée?

Je faisais de la photo en rêvant de cinéma, c’était un chemin vers le film: faire un livre n’était pas mal mais ce n’était pas assez. Mon bouquin sur New Yorkavait été reçu par certains comme quelque chose de trop extrême: ils avaient partiellement raison et je me disais que ce noir et blanc très chargé pouvait être dit autrement. J’ai loué une caméra 16 mm et j’ai filmé, en couleurs, la chose la plus filmée et photographiée de New York: Times Square et Broadway. Cette vision de l’Amérique à travers les enseignes lumineuses est toujours la chose la plus photographiée de New York aujourd’hui. Mais en 1958, toutes les enseignes étaient américaines, pas européennes ni japonaises.

Vous avez vu la pub de Dylan pour Chrysler en 2014?

Non, mais quand on m’a demandé récemment de choisir entre Donald Trump et Hillary Clinton, qui me faisaient tous les deux chier, j’ai dit que je préférais Dylan, un Prix Nobel (il se marre).

Vous vous sentez toujours juif américain?

William en un Klein d'oeil
© BIKINI, MOSCOW © WILLIAM KLEIN, 1959, COURTESY POLKA GALERIE

Oui, mon esprit est celui d’un comique juif américain, un peu celui de Woody Allen. Allen faisait des premiers films pas terribles, mais maintenant, comme Dylan, il a une sacrée carte de visite.

Pourquoi être passé au numérique?

Il y a deux ans, j’ai fait un livre sur Brooklyn(1) financé par Sony qui m’a fourni des appareils automatiques que je trouvais très bons: il y avait là tout un monde à découvrir. C’était mon premier essai sérieux en numérique et j’ai été épaté par la facilité de faire des images dans n’importe quelle situation, sans lumière, sans rien. Une nouvelle découverte de la photographie. Je n’ai pas une philosophie du développement de la photographie mais je constate qu’il est possible à l’heure actuelle de faire des photos dans des situations qui auparavant auraient été douteuses. Quand je faisais un travail en argentique, je me demandais comment les photos allaient sortir, si elles allaient sortir. Aujourd’hui, on ne se pose plus la question, donc bravo!

Une de vos images célèbres, réalisée en 1961, représente un danseur de butô dans les rues de Tokyo, où vous saisissez aussi cet extraordinaire peintre-boxeur…

J’étais invité au Japon pour deux mois et le dernier jour, ces danseurs m’ont proposé de les photographier dans leur studio: je leur ai suggéré d’aller plutôt dans la rue pour qu’ils improvisent. Ils se sont amusés à se tordre dans la ville, et je n’y comprenais rien, comme je n’avais rien compris des Japonais ou de ce peintre-boxeur appartenant à un groupe néo-dada. L’incarnation de mon incompréhension de la culture japonaise (sourire).

Vous avez été assistant de Fellini. Dans quelles circonstances?

Il avait vu mon livre Broadway by Light, qu’il avait acheté: il m’a dit qu’il aimait beaucoup ce que je faisais. Généralement, quand les gens disent cela, c’est déjà une bonne raison de fuir mais là, je suis resté! Je suis resté à Rome pendant deux mois mais comme le film de Fellini, Les Nuits de Cabiria, était retardé, je me suis dit que j’allais faire un bouquin sur la ville. Je connaissais les Italiens parce qu’à New York, ils étaient partout, donc Rome, c’était comme chez moi.

Quand on revoit vos fictions des années 60, Qui êtes-vous Polly Magoo? (1966) et Mister Freedom (1969), on a l’impression d’être face à des OFNIS, des objets filmiques non identifiés, des produits d’une culture pop excentrique.

Comme dans la photo, je me sentais libre et j’avais envie de faire des films sans savoir lesquels: Almodovar a parlé de Qui êtes-vous Polly Magoo? comme étant l’essence du cinéma pop. Ces films se sont donc ajoutés à mon travail qui continue à voyager: je prépare une rétrospective qui passera par le Metropolitan de New York et ira en différents endroits aux États-Unis en 2017-2018.

Quelle est votre opinion sur le duo art et politique?

Bob Dylan (rires)! Il a une vision sur l’Amérique et je me sens assez proche de ce qu’il chante. Est-ce que l’art peut faire quelque chose? On a élu un Noir pour ensuite choisir un milliardaire douteux qui a déjà fait faillite. On verra bien comment le pays s’en sort…

(1) Brooklyn + Klein chez Contrasto

William Klein, 5 Cities, du 15/12 au 05/02 au Museum du Botanique. www.botanique.be

LE GRAND MIX

« Pseudo-ethnographique, parodique, dada »: c’est en ces termes que Klein qualifie lui-même son premier livre Life is Good & Good for You in New York: Trance Witness Revels paru au milieu des années 50. Dans un noir et blanc hyper contrasté, la pellicule volontiers poussée, parfois saturée, s’autorise sans complexe des bougés et définit l’énergie américaine d’alors comme d’une absolue modernité visuelle. Le close-up de Klein devient d’emblée fameux comme celui de ce gamin qui brandit un flingue sous le nez de l’objectif ou ces quatre visages d’une foule ramenés au premier plan. Le bouquin, souvent réédité, appréhende aussi un certain étalage pop: des billboards et du consumérisme. Klein fera de cette ironie un autre personnage majeur de son travail qui, une fois passé à la couleur, fréquente autant ses photos que ses films. Soit quelques fictions barrées et de nombreux documentaires, notamment sur l’un de ses sujets favoris en dehors des villes: Cassius Clay, également saisi lorsqu’il se rebaptise Mohammed Ali. Klein monte sur le ring, fait descendre la mode dans la rue, s’intéresse au tennis comme à la politique, reprenant parfois son pinceau des années peinture pour coller une seconde peau bariolée à ses tirages ou à ses contacts. Mixant beauté et satire dans un dédale de visages et de signes toujours contemporains.

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