Voix et mesures, en mouvement avec Pierre Larauza

22 novembre 2014, Cleveland, oeuvre évolutive de Pierre Larauza. © Stephane Roy
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Reproduire grandeur nature la trajectoire de faits et mouvements marquants. Tel est le récit plastique inédit, celui de la sculpture documentaire, initié par Pierre Larauza au centre Tour à plomb, au coeur de Bruxelles.

Bruxelles, mai 2018. Une oeuvre exposée dans le cadre des anciens établissements Vanderborght fait parler d’elle. Au sein de l’accrochage REVLT!, un événement imaginé à l’occasion des 50 ans de Mai 68, nombreux sont les visiteurs secoués par 22 novembre 2014, Cleveland. Signée de la main de Pierre Larauza (Dax, 1976), la pièce se découvre comme un étrange « ballet aérien », comme nous l’avions décrite à l’époque. La sculpture met en présence deux armes de poing suspendues par des fils de nylon – l’une est une réplique modelée dans le plâtre, l’autre un simple jouet en plastique. La première, menaçante, assume une position de domination. La seconde, fragile, évoque une chute fatale. Entre elles, une succession de balles claires reconstitue, sous une forme décomposée, la tragique trajectoire balistique d’un effroyable fait divers qui s’est produit en Ohio. Il n’en faut pas plus pour que tout un chacun mesure le caractère « à bout portant » du face-à-face.

M’ancrer dans le réel afin de sortir d’un monde où le flux des images médiatiques débouche sur une sorte d’anesthésie.

Ce douloureux arrêt sur image, qu’accompagne un enregistrement sonore à écouter à l’aide d’un casque, renvoie à une bavure policière bien réelle dont les coordonnées spatio-temporelles sont dévoilées dans le titre. Ce jour-là et dans cette ville-là, un jeune garçon afro-américain de 12 ans, Tamir Rice, s’amuse à pointer un pistolet factice, auquel il manque l’embout de plastique orange censé en désigner le caractère inoffensif, sur les passants. Irrité par ce petit manège, un témoin appelle 911, le numéro d’appel d’urgence nord-américain, afin de signaler la scène. Entre l’opératrice et le citoyen chatouilleux s’engage alors une conversation de deux minutes parasitée par des interférences.

Les informations passent mal. Alors que le plaignant insiste par deux fois sur le fait que le revolver doit être « probablement un jouet » et que le suspect est sans doute mineur, à l’autre bout du fil, la standardiste Constance Hollinger, elle aussi afro-américaine, a d’autres préoccupations. Elle martèle à trois reprises la même question: « Est-il blanc ou noir? » (« Is he black or white? »). La réponse du témoin « He’s black » est de celles qui scellent un destin. De cet échange chaotique, l’officier Timothy Loehman, en route vers le lieu du trouble à l’ordre public, ne récolte qu’une synthèse explosive « homme noir armé ». Autant dire, dans le pays de l’oncle Sam, un blanc-seing pour faire usage, sans la moindre sommation, du Glock 17 rivé à sa ceinture. Et ainsi mettre fin à la vie du préadolescent.

Plus de deux ans plus tard, Larauza persiste et signe avec 22 novembre 2014, Cleveland. Cette fois l’installation se découvre dans le cadre d’une exposition solo au centre Tour à plomb, à Bruxelles (1). Vue en vitesse, la sculpture semble grosso modo la même. Pas pour qui sait regarder de près. Plongée dans l’intimité d’une pénombre savamment orchestrée, les deux armes n’affichent plus les mêmes contours. En particulier celle de Tamir Rice, désormais plus grande et plus impressionnante que le flingue du policier. Au gadget bon marché a succédé une réplique en plâtre gris foncé d’un Colt 1911 airsoft déniché par l’artiste sur un site suédois lors du premier confinement. Le modèle est exactement le même que celui qui était en possession du gamin le jour du drame. Un détail? Cette modification condense la minutieuse enquête – contacts avec la mère de la victime, ou encore obtention de documents du FBI – tout autant que la dimension d’oeuvre évolutive au coeur de la démarche de ce plasticien français installé en Belgique. Car mesures et échelles occupent une place primordiale au sein du nouveau sillon sculptural ouvert par l’intéressé. Côté son, on note que, exit le casque, l’enregistrement en boucle de la conversation entre Hollinger et le témoin est cette fois diffusé à petit volume.

Artiste-chercheur

Pour mieux comprendre ce que l’écriture tridimensionnelle de Pierre Larauza a d’unique, il faut revenir sur le parcours pluridisciplinaire de ce talent qui a fait ses premiers pas artistiques dans la peinture. Ensuite, il a exercé la profession d’architecte, notamment au sein du bureau L’Escaut à Bruxelles, avant de s’intéresser au mouvement et fonder en 2003 la compagnie chorégraphique t.r.a.n.s.i.t.s.c.a.p.e avec Emmanuelle Vincent. Irrésistiblement attiré par les arts visuels, Larauza met le pied à l’étrier en 2011 à l’occasion d’une carte blanche qui lui est offerte sur le site de l’ascenseur à bateaux de Strépy-Thieu. Il explique: « Ce site gigantesque qui, à l’époque, était le plus grand ascenseur funiculaire au monde, m’a inspiré une oeuvre autour de la notion de record. J’ai alors conçu une installation permettant de prendre la mesure du plus long saut en hauteur jamais accompli dans le contexte d’un concours d’athlétisme, soit 8,95 mètres. Ce record inouï est détenu par Mike Powell depuis 1991. »

20 février 1998, Nagano évoque un
20 février 1998, Nagano évoque un « mouvement interdit », celui de Surya Bonaly lors des Jeux olympiques d’hiver de 1998.© Stephane Roy

L’agencement en question consiste en une sculpture minimaliste déroutante: une série de chaussures disposées de manière à ce que le spectateur puisse imaginer les dimensions de l’exploit. Larauza sent d’instinct qu’il a mis le doigt sur quelque chose de fort. Il en a la confirmation lorsqu’en 2015, il livre une version participative de 30 août 1991, Tokyo, tel est le nom de la pièce, à la Nuit blanche de Paris. Cette fois, un bac à sable disposé juste à côté de l’oeuvre originale permet aux curieux de mesurer physiquement la différence entre leur saut et celui de l’athlète américain – l’oeuvre a d’ailleurs été acquise en 2018 par la Ville de Bruxelles qui promet de lui trouver une place dans l’espace public bruxellois.

Mes oeuvres sont davantage un processus qu’un résultat.

Afin de mieux comprendre ce qui était en jeu dans son travail, Larauza a décidé « d’entrelacer pratique et théorie » à la faveur d’un doctorat en art et sciences de l’art soutenu à la mi-décembre. Le résultat confirme la nouveauté et l’urgence de son approche dans un monde caractérisé par le divorce avec les faits, un phénomène auquel sociologues et philosophes attribuent le nom d' »ère postvérité ». Le doctorant d’analyser: « A travers ma recherche, j’ai compris que j’avais besoin de m’ancrer dans le réel afin de sortir d’un monde où le flux des images médiatiques débouche sur une sorte d’anesthésie. Mon ambition est de construire un contre-récit plastique tridimensionnel à l’échelle 1: 1 en m’emparant de mouvements qui m’ont touché. J’ai donné le nom de « sculpture documentaire » à cette entreprise néofactuelle. »

On est en droit de s’étonner du pouvoir d’évocation de ces séquences lacunaires – le corps n’est jamais représenté en tant que tel – et métonymiques – des chaussures, un dossard, des patins pour suggérer un athlète – articulées d’une manière que n’aurait pas renié un pionnier de la chronophotographie comme Eadweard Muybridge. Le tout non sans une dose de modestie: « Mes oeuvres sont davantage un processus qu’un résultat », s’excuse régulièrement Larauza. Pourtant, les faits sont là. Devant la pièce qui lui est dédiée, Mike Powell – que l’artiste a rencontré en personne, fidèle à son devoir d’enquête – s’est ému le premier, lui qui a vécu le saut de l’intérieur, confiant à l’artiste qu’il ne s’était jamais rendu compte de la hauteur franchie par son pied gauche lors de la performance.

Perspective inédite

Au centre Tour à plomb, dans un clair-obscur soulignant parfaitement leurs contours flottants, une vaste salle à la hauteur de plafond impressionnante donne à voir les quatre oeuvres essentielles sur lesquelles Pierre Larauza a axé sa réflexion théorique. En plus de 22 novembre 2014, Cleveland et 30 août 1991, Tokyo, qu’une tonitruante bande-son composée de commentaires sportifs vibrants active toutes les 30 minutes, l’artiste montre 20 octobre 1968, Mexico et 20 février 1998, Nagano. Si l’on considère que Cleveland et Tokyo figuraient respectivement « un mouvement inique » pour le premier et un « mouvement invincible » pour le second, Mexico parle d’un « mouvement inédit », celui accompli par Dick Fosbury qui, à la fin des années 1960, inaugure une nouvelle technique, dite « dorsale », pour la première fois lors d’une compétition internationale de saut en hauteur. Présentée avec un parti pris fort, celui de matérialiser la hauteur franchie (2,24 mètres) par un mur de parpaings métaphorique de la notion d’obstacle.

Surmontée d’un dossard comme allégorie du sportif, la sculpture laisse incrédule: le corps d’un homme peut-il véritablement s’élever à cette hauteur? Nagano, quant à elle, parle de « mouvement interdit », celui effectué par Surya Bonaly lors des Jeux olympiques d’hiver de 1998. Pour rappel, la jeune Française avait surpris tout le monde en accomplissant un saut périlleux avec réception sur une jambe, une figure bannie des compétitions qui lui a valu d’être reléguée à la onzième place. « Il s’agit du geste symbolique d’une athlète noire dans l’un des sports les plus blancs », écrit Larauza. Onze patins en plâtre blanc composant une ellipse vertigineuse laissent la possibilité au regardeur de tourner à 360 ° autour de l’exploit iconoclaste à mi-chemin entre sport et militantisme. Même si, composé de milliers de points de vue, le réel ultime est inatteignable, une chose est certaine: le champ sculptural ouvert par Larauza nous plonge en son coeur, nous permettant de prendre connaissance d’une réalité que ni le protagoniste du mouvement lui-même, ni les témoins directs, ni les spectateurs ultérieurs n’avaient vue.

(1) Des mouvements que je n’aurais jamais pu faire, Pierre Larauza: au centre Tour à plomb, à Bruxelles, jusqu’au 16 janvier prochain.

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