Le tournage de son premier long métrage a viré au cauchemar pour Frédéric Sojcher. Une expérience douloureuse – dont témoigne un livre – qui a rendu beaucoup plus fort le réalisateur de Cinéastes à tout prix.

Frédéric Sojcher sait ce que signifie la passion du cinéma. Il a célébré celle de quelques collègues atypiques et passionnants dans son remarquable documentaire Cinéastes à tout prix, et dans sa défense et illustration du cinéma de Jean-Jacques Rousseau, auquel il a récemment consacré un épatant bouquin (1). Cette passion pour le 7e art, le jeune cinéaste belge l’avait déjà exprimée dans 6 courts métrages remarqués quand il put entamer, voici une bonne dizaine d’années, le tournage de son premier grand film.  » J’avais mis beaucoup de temps (7 ans!) à trouver avec mon producteur des financements pour tourner ce premier long métrage, se souvient aujourd’hui Sojcher, jamais je n’aurais pu imaginer que le tournage de ce film (mon rêve) aurait pu se transformer en enfer – je n’avais jusqu’alors connu aucun problème sur les plateaux… »

Au moment de s’embarquer vers l’île de Symi, en Grèce, où le jeune réalisateur avait séjourné enfant avec ses parents et où il avait situé la majeure partie de l’action du film, une certaine tension régnait. Le feu vert définitif n’avait été donné par la production que 2 semaines auparavant, et tant les interprètes qu’une bonne partie des techniciens n’étaient pas ceux qui avaient été prévus au départ. Mais même s’il s’attendait sans doute à devoir surmonter quelques obstacles, Frédéric Sojcher ne pouvait pas imaginer ce qui allait lui arriver. Dans sa préface au livre écrit quelques années plus tard par le cinéaste et relatant sa cauchemardesque épreuve, Bertrand Tavernier n’y va pas par 4 chemins:  » Ce que vous allez lire n’est pas le récit d’un tournage, c’est l’histoire d’un hold-up, d’un casse. Il ne s’agit pas d’une attaque de banque, du vol d’un diamant ou d’un raid contre des convoyeurs de fonds, mais de la mainmise, du rapt sur un film, sur le sujet d’un film et sur sa mise en scène. »

La confiscation

L’histoire imaginée par Sojcher, auteur de l’idée originale et co-auteur du scénario, mettait en présence plusieurs personnages de générations et de milieux différents, réunis sur une île paradisiaque où un jeu subtil de manipulations va faire prendre à leurs existences des trajectoires surprenantes. De manipulations, il sera très vite question aussi dans les coulisses du film, où des clans vont se former, des luttes d’influence font bientôt rage, la position de maître à bord étant presque d’emblée contestée à un réalisateur trop tendre peut-être, trop coulant sans doute. En quelques jours à peine, le contrôle du tournage va échapper au jeune metteur en scène. Ce dernier avait accepté de travailler avec une équipe ne reprenant pas ses collaborateurs fidèles des courts métrages. Au lieu d’un team dévoué à sa cause et à celle du film, il découvre des techniciens dont beaucoup le méprisent, dont certains vont rapidement le trahir, tandis que la production montre son absence de professionnalisme, que des coproducteurs démissionnent carrément, et qu’une lâcheté coupable s’empare de certains protagonistes tandis que l’un d’entre eux prépare carrément ce qu’il faut bien appeler un putsch! Prenant prétexte de premiers « rushes » présumés catastrophiques, et de l’évidente difficulté qu’a Sojcher à forcer le respect général, l’acteur principal du film s’apprête en effet à proposer d’en assumer lui-même la réalisation. Il sera aidé dans ses man£uvres par une partie de l’équipe technique, la production se cachant derrière un désir affiché de finir absolument le film, même si ce ne sera plus le film préparé par son auteur! Dans le livre qu’il a courageusement tiré de sa très fâcheuse expérience, ce dernier ne cite aucun nom.  » Je voulais avant tout éviter que cela soit un règlement de comptes, explique-t-il , citer les noms était pour moi entrer dans l’anecdotique. Je continue à avoir la même position, et je ne veux aucun mal à toutes les personnes qui ont contribué à ce que mon premier film soit détourné de ce qu’il devait être… car je m’en estime le premier responsable. Le cinéaste est toujours le premier responsable de ce qui lui arrive. » Frédéric Sojcher ne nie pas les erreurs qu’il a pu commettre, ne masque rien des humiliations qu’il a pu subir. Le soir où il passe devant une sorte de tribunal du peuple où les différents membres de l’équipe le prononcent indésirable sur son propre plateau est carrément hallucinant! Fidèles au désir du cinéaste, nous ne donnerons pas ici le nom de l’acteur félon. Sachez juste que d’origine allemande, il joua entre autre dans des films de Schlöndorff, Wajda, Corneau, Duras, Rohmer, travaillant aussi pour des réalisateurs belges comme Harry Kümel et André Delvaux…

La reconquête

 » J’ai voulu écrire ce livre pour essayer de comprendre ce qui s’était passé, de la manière la plus clinique et la plus factuelle possible. C’était devenu pour moi une nécessité. Une manière de survivre, commente Sojcher. à sa sortie, de nombreux cinéas-tes que je ne connaissais pas toujours personnellement, et qui étaient tous beaucoup plus expérimentés, m’ont spontanément parlé de tel ou tel tournage chaotique, qu’ils avaient dû affronter, de telle ou telle mésaventure et comment ils s’en étaient plus ou moins bien sortis. Ces « secrets de tournage » sont généralement bien gardés, avec l' »omerta » qui règne dans la « grande famille du cinéma« … Et le cinéaste belge de poursuivre:  » Cette omerta sur les problèmes de production ou de tournage a une raison simple: la croyance que le public n’ira pas voir un film qui a eu des problèmes. Cette idée est pourtant fausse. De très grands films (reconnus comme tels par la critique et par le public) ont connu une genèse cauchemardesque (comme Apocalypse Now) et de très nombreux films où tout s’est très bien passé… ont un intérêt artistique nul. A Hollywood, il est fréquent que l’on soit tenu contractuellement de ne rien dire sur les frictions éventuelles qui ont eu lieu pendant le tournage. Je comprends qu’il ne faille pas s’appesantir sur les conflits, mais je trouve malhonnête de dire que tout a été pour le mieux dans le meilleur des mondes si ce n’est pas le cas. Et la langue de bois est trop souvent l’apanage de la promotion des films. »

Si l’écriture de Main Basse sur le film(2) a permis au jeune réalisateur de rebondir, il témoigne aussi du combat livré durant même le tournage du film pour en récupérer la paternité et pouvoir le finir comme il l’entendait. Il fallut pour cela passer par des recours aux tribunaux, nouveau terrain d’affrontement avec ceux qui avaient dénié ses droits et ses responsabilités à Frédéric Sojcher. Le résultat de cette lutte s’intitule Regarde-moi. Sorti au tout début des années 2000, avant que ne paraisse le bouquin, ce long métrage met en abîme le récit se déroulant sur l’île grecque en l’encadrant de scènes bruxelloises jouant l’artifice théâtral. Une solution imparfaite, pour un film peu vu. Mais une réappropriation légitime, néanmoins, pour un artiste sorti renforcé de l’épreuve subie. Interrogé sur les effets que ces mésaventures ont causé en lui, le réalisateur répond:  » Tout d’abord, et aussi bizarre que cela puisse paraître, j’ai su que je voulais vraiment, plus que tout, faire des films. Mais dans le plaisir. Et je me suis fixé comme objectif de tout faire pour y parvenir, au plaisir du cinéma, en ne me trouvant plus jamais dans la situation d’entraîner mes proches dans un calvaire (ma compagne a également vécu l’enfer à cause de moi). Je suis fasciné depuis cette mésaventure par la dynamique de groupe. Je suis persuadé que c’est dans l’épreuve que l’on révèle une part de soi. Certaines des personnes avec qui je ne me suis pas entendu sur ce premier long métrage peuvent être compétentes et charmantes dans d’autres circonstances. Il faut bien s’entourer, trouver les personnalités avec qui on entre en affinité. Surtout, il s’agit de chercher une cohérence entre les moyens dont on dispose et le projet qu’on veut réaliser. Le duo producteur-réalisateur est à la base des plus grandes réussites et des plus grands échecs. On sous-estime trop souvent l’importance et les responsabilités de la production. Un « bon » producteur doit veiller à ce que le cinéaste puisse travailler dans les meilleures conditions qui soient pour le film, sans être complaisant, en poussant le cinéaste dans ses retranchements. Le cinéaste, même quand il n’est pas producteur, doit être conscient des questions de production. Mettre en scène, c’est faire une série de choix et établir des priorités. Etre à la fois exigeant et réaliste. De tout cela, je n’avais qu’une idée confuse, il y a dix ans, quand j’ai réalisé mon premier long métrage. »

Enseignant, essayiste, historien du 7e art, documentariste applaudi, Frédéric Sojcher n’en a pas moins conservé la passion du cinéma de fiction. Il vient de tourner cet été son deuxième long métrage.  » Un tournage heureux!« , sourit-il. Auparavant, il avait aussi tourné un court métrage intitulé Climax (avec Patrick Chesnais et Lorent Deutsch dans les rôles principaux) sur un sujet proche de sa propre expérience. C’est en effet l’histoire… d’un acteur qui prend le pouvoir sur un plateau de tournage. Il sera projeté au public pour la première fois le mois prochain, au Festival de Namur.

(1) Jean-Jacques Rousseau cinéaste de l’absurde, de Frédéric Sojcher, éditions Klincksieck.

(2) Main Basse sur le film, De Frédéric Sojcher, éditions Séguier.

Texte Louis Danvers

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