Veence Hanao: « C’est du cynisme et de la connerie aujourd’hui de prétendre que ça va bien »

Après cinq ans d'absence, Veence Hanao signe un retour gagnant flanqué de son nouvel acolyte, le beatmaker Le Motel. © DR
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Écarté des terrains par une oreille cassée, Veence Hanao sort son premier album en cinq ans et fait équipe avec Le Motel (beatmaker de Roméo Elvis) sur Bodie. Superbe disque de rap introspectif et observateur, sombre mais pas résigné.

Saint-Gilles. Premiers rayons de soleil. Le toit aménagé du Jam Hotel, sa piscine étroite comme un terrain de pétanque et sa vue panoramique sur Bruxelles. Veence Hanao termine une interview et attend son comparse Fabien Leclercq alias Le Motel pour la suite de la journée promo. On le croyait perdu à jamais. Taclé par une oreille récalcitrante. Le rappeur de 35 ans effectue un retour inespéré. Flanqué d’un beatmaker qui a tapé dans l’oreille de Gilles Peterson et, c’est Les Inrocks qui le disent,  » révolutionne la scène belge« . Entretien croisé avec Veence the Prince et son nouveau binôme.

Vous vous souvenez de la première fois où vous vous êtes respectivement entendus?

Le Motel: À l’époque de Saint-Indesbald et de Loweina Laurae, j’étais déjà assez fan de Veence. J’avais assisté à une dizaine de ses concerts. Ce qui m’interpellait, c’était l’univers particulier, personnel, autant dans le texte que dans les instrus. Veence faisait ses propres prods. Il avait mis en place tout un monde très cohérent. Il propose une écriture particulière mais qui en même temps me touche très fort. Je pouvais m’y rattacher. C’était assez sombre, certes, mais écouter ce genre de choses en général me fait du bien. Je ne sais pas trop comment ça marche psychologiquement parlant. Ses projets m’ont accompagné à certains moments de ma vie.

Veence Hanao: La première chose dont je me souviens, c’est ce que Fab a fait avec YellowStraps. L’esthétique m’avait frappé. Et au niveau musique, j’aimais bien ce minimalisme, cette espèce d’équilibre un peu fragile. Ce n’était pas la même chose que ce que je faisais mais il y avait aussi cette démarche d’associer l’organique à un traitement électronique. Un truc assez épuré. J’avais aussi kiffé ses clips. Ses trucs solo. Ses premiers essais avec Roméo.

Quand se met à germer l’idée d’un disque?

V.H.: On s’est parlé pour la première fois à un concert de Témé Tan. Il doit y avoir quatre ans maintenant. Puis, un jour, Fab m’a envoyé du son. Je ne faisais plus de musique à l’époque. Il ne m’a pas proposé de collaborer. C’était: tiens, j’ai fabriqué ça cette nuit, ça m’a fait penser à toi, à ce que tu pouvais enregistrer à l’époque. À ce moment-là, j’étais carrément en rupture avec le processus de création. En tout cas pour moi. Je ne faisais plus de prod, plus rien.

Le Motel: Ce n’était pas une ruse pour le remettre au travail. Je ne voulais pas l’emmerder. J’avais d’ailleurs un peu fait une croix dessus.

V.H.: Il m’avait déjà enterré.

Le Motel: C’était juste une petite pensée.

V.H.: La première petite caresse. On va dire tape dans le dos sinon, ça va pas aller…

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À l’époque, tu en étais où avec tes problèmes d’ouïe?

V.H.: Ça faisait déjà deux ans. Il y a eu une espèce d’ascension, d’évolution. Un point de rupture. En 2014, je me suis réveillé un matin, ça n’allait plus du tout. Hyperacousie, surdité… C’était beaucoup plus fort que tout ce que j’avais connu auparavant. J’ai vécu une grosse période de doutes et je suis entré dans une petite dépression. Puis de procrastination par rapport à mon avenir. Il fallait essayer de rebondir. Une fois que la colère était un peu digérée -parce qu’il y a forcément une phase de colère et de frustration-, j’ai essayé de garder un pied dans la musique. J’ai suivi une petite formation vidéo. Parce que je me suis dit que réaliser des clips serait assez cool. Mais ça m’est assez vite passé. Puis, j’ai pensé m’occuper d’autres artistes. Ce qui ne m’a guère davantage passionné. Coup sur coup, on m’a alors sollicité pour des projets pas trop contraignants. Le premier EP de Isha m’a permis de faire de la zik avec une certaine distance. À mon rythme. J’ai fait deux prod, participé à la direction artistique. Je n’étais pas confronté au truc très frontal et violent du studio avec les gros volumes. On m’a aussi proposé d’écrire. Ce que j’ai fait pour Antoine Chance et Angèle. Je me reconnectais un peu à la musique.

Le son du Motel t’a débloqué?

V.H.: Ça faisait deux ans que je n’avais plus rien enregistré. C’était la première fois que je rallumais les machines, le micro. Cette prod a déclenché un truc parce que j’avais des choses à raconter. C’est un morceau, Lexomil, relativement ego trip. Mais il y a quand même des choses qui en sortent. J’avais l’impression de retourner dans mes premiers exercices de rap. Hyper instinctif et spontané. J’ai envoyé tout ça à Fab deux ou trois jours plus tard. Il ne s’y attendait pas spécialement. C’est vrai qu’en fait, il ne m’avait pas proposé de mettre des mots sur ses sons et je n’avais pas demandé la permission. Tu imagines? Le mec, il voulait sortir un projet instrumental et j’ai souillé tout son boulot… (rires) Je suis vraiment désolé.

Le Motel: Après lui avoir envoyé Moineau, une prod bizarre qui traînait sur mon ordi, je me suis clairement mis à composer expressément pour Veence. J’étais content. Rien que de le réentendre déjà. Puis quand on a eu cinq ou six titres, on s’est vus pour envisager ce qu’on allait en faire.

V.H.: On n’a jamais eu d’officialisation. « Putain, ça y est, c’est une collaboration! » En plus, pour moi, il était hors de question de remonter sur scène à cette époque. Au-delà de la difficulté physique, je n’en avais pas envie. J’ai toujours entretenu un rapport très complexe au live..

C’est compliqué d’être aussi autobiographique que tu l’es?

V.H.: Moi je ne le vis pas comme une complication. Par rapport à certains titres, j’ai une urgence de dire. Et je trouve qu’il y a de la distance quand il s’agit de parler de la réalité palpable de la rue, de ce que je ressens. C’est un truc direct et urgent chez moi. Nécessaire. Maintenant, le côté autobiographique que certains qualifieraient plutôt d’impudeur, je ne sais pas vraiment d’où ça vient. Je ne sais pas si c’est compliqué. J’en ai parlé à ma meuf par exemple. Elle n’a pas vraiment eu de problème avec tout ça. Mélusine n’épargne pas certains détails plus noirs de la relation mais reste une chanson d’amour que je trouve résolument positive et optimiste.

Veence Hanao:
© Peter De Bruyne

Tu chantes des trucs comme « Laissez-moi vivre dans ma sinistrose« , « La joie ça sert à rien dans la jungle« . Bodie est un album de dépressif ?

V.H.: Je ne le vois pas du tout comme ça. Il y a des situations noires, mais je sens une énergie plus positive que tout ce que j’ai pu faire par le passé. La Jungle, ça vient d’une séance chez le psy. Je discutais du fait que, chez moi, le bonheur était une émotion fragile dans le sens où j’étais très vite rattrapé par les contrariétés de la vie, des événements un peu noirs. Quand il m’arrive quelque chose de cool, j’ai systématiquement derrière un gros truc vraiment dark qui me tombe sur la gueule. Le meilleur exemple, c’est ce qui m’est arrivé à l’oreille. Loweina marchait vachement bien. Le disque bénéficiait d’un bon accueil. On rencontrait des partenaires en France et je me réveille un matin, je suis sourd. Alors que j’avais pas fait le con la veille. Il y a beaucoup de trucs comme ça qui m’arrivent. Peut-être pas de cette ampleur et parfois plus grave dans mon environnement. C’est dur de transmettre autre chose vu ma life en fait.

Le Motel: Je te trouve optimiste moi, Veence. Parfois sombre dans les textes. En tout cas pas Bisounours, ça c’est sûr. Mais ce projet est assez positif si tu retires quelques phrases par-ci par-là.

Vous avez intitulé l’album Bodie du nom d’une ville fantôme californienne. Une cité artificielle avec ses banques, ses saloons et ses bordels qui périclita une fois les gisements d’or épuisés. Pourquoi? Vous l’avez visitée?

V.H.: Aucun de nous deux n’y a été, non. C’était assez évident pour moi de se diriger vers l’univers des villes fantômes vu mes différentes inquiétudes actuelles. Je pense à l’effondrement, à ce que l’ultralibéralisme et le capitalisme vont nous laisser. Ce qui restera de tout ça. Je nous trouve dans un truc de plus en plus fragile et explosif. Les gens qui écrivent sur l’effondrement actuellement se qualifient de catastrophistes éclairés. Ils disent que ça va se casser la gueule sur base d’éléments scientifiques très solides, ce n’est pas du complotisme. Mais ils passent moins de temps à dire que c’est la merde et que ça va être l’apocalypse qu’à essayer d’y trouver des solutions. Ces gens sont en train d’écrire sur le fait qu’il faut revenir au local, à l’entraide, à la notion de groupe. Je parle d’économie, de social, d’écologie. Ils peuvent être vus comme des vendeurs d’apocalypse mais aussi comme des mecs à l’argumentaire hyper fouillé, développé, scientifiquement fondé, qui cherchent à s’en sortir. Tout le monde ne s’en sortira pas. Mais déjà dans la vie actuelle, ce n’est pas le cas. Je ne trouve pas ça pessimiste. C’est représentatif de la double lecture qu’on peut avoir de ma musique. On ne parle pas directement d’effondrement, d’écologie sur l’album, mais on peut sentir pas mal de facettes de ce monde qui va pas hyper bien. On sent une fragilité, un côté au bord du gouffre. La chute va avoir lieu. Les gens qui n’admettent pas ça sont dans le déni. Et ils sont plus pessimistes que moi. C’est du cynisme et de la connerie aujourd’hui de prétendre que ça va bien.

Quel regard jettes-tu sur l’explosion du hip-hop belge ces dernières années?

V.H.: Je n’ai jamais considéré la nouvelle génération de rappeurs comme nos petits. Au contraire. Directement, ils se sont émancipés des anciens. Et c’est mieux ainsi. Les planètes s’alignent au bon moment. C’est une jeunesse hyper talentueuse, productive, travailleuse, qui se structure et s’organise. Le rap est devenu la nouvelle pop, la musique la plus écoutée. Et ces artistes rentrent volontiers dans une logique d’entertainment qu’ils assument d’ailleurs complètement. Je trouve ça assez cool. Il y a plusieurs façons de voir la musique, plusieurs urgences de la faire aussi. Je suis vraiment content pour eux. Ils sont différents à plein de niveaux. C’est dur de se motiver quand tu sais que derrière tu vas devoir vachement te battre pour conquérir un public. Ici, le public est là. Il a toujours grandi dans les codes du rap. Il les connaît. C’était pas le cas avant. La culture en Belgique était très rock. Elle l’est même encore pas mal. Mais ça change. Ne fut-ce que dans les institutions… Aujourd’hui, j’ai l’impression que tout ce milieu-là n’a plus trop le choix. Ça pète à la gueule de tout le monde. RTL fait des sujets sur Damso et Hamza. Tout le monde doit suivre et s’aligner. On crée Tarmac, Check… Tu ne peux plus faire comme si ça n’existait pas vu que c’est devenu le genre numéro 1. Il y a dix ans quand tu faisais du rap en français en Belgique, tu t’attaquais forcément à un public de niche. Et en termes de diffusion, il fallait convaincre. Que ce soit les labels, les institutions, les médias. Il y avait une poignée de mecs ouverts, mais c’était quand même encore vachement marginalisé. Moi, dans tout ça, j’ai l’impression d’avoir toujours eu un pied dedans et l’autre dehors. D’être progressivement passé d’un rap frontal à quelque chose de plus confidentiel, quitte à ne pas aller dans le sens de l’ouverture.

Que penses-tu de la polémique autour de Damso et des Diables rouges?

V.H.: Je ne suis personne pour porter un jugement public sur sa musique. Je pense que lui, à un moment donné, il offre une proposition artistique et les gens sont libres de l’écouter ou pas. Mais je ne trouve pas hyper judicieux de la part de l’Union belge de foot d’imposer cet artiste-là au public d’une grand-messe populaire. D’un événement qui rassemble enfants, parents et grands-parents n’ayant, selon moi, pas toujours les codes pour l’appréhender. Une Coupe du Monde, ça a un côté Tintin, c’est du 7 à 77 ans. Damso rencontre un succès de ouf mais ça part essentiellement d’une génération de jeunes qui ont toujours connu le rap et qui en ont a priori intégré les codes. En tous cas suffisamment, je l’espère, pour permettre une déconstruction de certains propos, une interprétation sur plusieurs degrés, une différenciation de la réalité et de la fiction. Ces limites et balises ne sont pas toujours très claires. Certains artistes et morceaux jouent d’ailleurs sur l’ambiguïté… J’écoute moi-même toutes sortes de choses que ma daronne pourrait trouver scandaleuses. Mais je pense que ce n’était pas l’idée du siècle d’aller chercher un artiste à la discographie clivante dans le cadre d’un événement censé être fédérateur. Ceci dit, cette histoire a fait ressortir certains dossiers du Grand Jojo et c’est vraiment pas tout rose non plus…

Les 01 et 02/05 au Grand Salon de Concert! (Nuits Botanique).

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