« Twin Peaks a aidé à avoir un regard bienveillant sur les freaks »

© Showtime
Nicolas Bogaerts Journaliste

Twin Peaks revient après 25 ans d’absence et autant de fascination. Retour sur les lieux du crime de Laura Palmer, où David Lynch et Mark Frost ont dessiné, en 1990, le futur de la télévision.

À la fin des années 80, le paysage des séries américaines était en transition. À l’ère du VHS, après un long règne des soap operas familiaux, des séries dynastiques reaganiennes ou policières, le duo Mark Frost et David Lynch va inventer une narration révolutionnaire et atmosphérique du cauchemar américain. Avec ses filtres mordorés, son décor reclus, sa musique éthérée, son mélange de mystères ésotériques et d’imagerie séculaire, ses personnages insolites, son bestiaire et son labyrinthe narratif aux multiples fils d’Ariane, Twin Peaks va changer à jamais le monde cathodique. Un soir d’avril 1990 sur ABC, une ligne de basse, deux notes célestes, une grive sur l’écran, des plans de scierie et de forêts, sur lesquels s’incrustent les crédits du générique… Leur succède quelques minutes plus tard le visage sans vie et bleuté d’une jeune fille, couronnée de son linceul de plastique. Vingt-cinq ans plus tard, la question nous hante encore: « Qui a tué Laura Palmer? »

Twin Peaks est un authentique « game changer » de la culture populaire télévisuelle à l’aube des années 90. Auteur d’un livre sur le sujet, La Main gauche de David Lynch (PUF, 2010), le théoricien et critique Pacôme Thiellement nous explique, à quelques jours du lancement de la très attendue 3e saison, que « la série puise son charme hallucinant dans le fait qu’elle se libère d’emblée des impératifs narratifs. Ce n’est pas la même temporalité qu’un Columbo ou un 24 h chrono. Le pilote était d’une lenteur jamais vue à la télé. L’agent Dale Cooper met plus de 35 minutes à arriver, le temps d’introduire les personnages dans leur quotidien. » Dans ce rythme qui, pour la première fois, réfute l’idée d’une résolution par épisode et privilégie les temporalités multiples, cette galerie de personnages conçue par Lynch est d’une audace folle: « La série a aidé à avoir un regard bienveillant sur les freaks, les rebuts de la société, les vieilles folles… Agoraphobe, femme à la bûche, militaire zinzin: Twin Peaks est une glorification de tous les comportements anormaux que d’ordinaire la télé -comme la société- rejetait ou mettait à distance parce que trop décalés ou dangereux. La réelle dangerosité, elle est chez les notables, les gens de pouvoir… » Dans le monde de la télévision comme dans la rétine et la psyché des téléspectateurs, il y aura un avant et un après Twin Peaks. Certains ne s’aventureront plus jamais seuls dans les bois, d’autres auront l’imaginaire en fusion à la vue d’une queue de cerise.

L’enquête sur la mort de Laura Palmer est un soupirail qui ouvre sur des fausses pistes, des non-dits et des secrets inavouables. Et tout le monde est suspect -thème revisité par les séries à tonalité criminelle, de True Detective à La Trêve. De l’autre côté de l’écran, les spectateurs sont tous partie prenante de l’enquête, développent des théories qui préfigurent les réquisitoires étayés qui accompagneront, plus tard, des séries comme Lost ou Game of Thrones. Comme le dit Pacôme Thiellement, « c’est une série incroyablement invasive au niveau psychique. Comme beaucoup de ceux qui l’ont regardée, j’ai continué à rêver, penser Twin Peaks durant 25 ans. La force de la sérietient aussi en ce qu’elle est une fenêtre sur un monde qui est resté étranger à la modernité urbaine dans ce qu’elle peut avoir de plus agressif. On est sorti de la frénésie des années 80 et un autre monde est alors en train de s’ouvrir: géographiquement, on n’est pas loin de Seattle, l’épicentre du grunge. La série met en scène l’idée d’une Amérique qui n’est pas celle de New York ou de Los Angeles, une Amérique apolitique où l’adversité s’incarne dans le serial killer, figure prééminente de la décennie culturelle qui s’ouvre alors. »

Deus ex natura

Les mystères, l’étrangeté, qui se dégagent de Twin Peaks tiennent aussi à son bestiaire et aux éléments (sur)naturels: « Les animaux, la nature et le savoir ancestral sont omniprésents. L’homme moderne joue avec ces forces symboliques sans se rendre compte des conséquences. Et elles auront le dernier mot. Cette dimension mystique est tout à fait nouvelle à la télévision. La nature fait peur dans Twin Peaks, elle a un impact dans la vie des personnages, mais elle n’est pas mauvaise. » Lynch invite cette mystique dans une esthétique hyper référencée, une imagerie globalement partagée et instantanément reconnaissable, celle de l’Amérique des années 50, les dinners, la tarte aux cerises, le café fumant, la sensualité glamour des jeunes filles: « Elle confère à l’univers de cette petite ville une intégrité spirituelle, ou un spiritualisation de l’existence quotidienne. C’est un univers réconfortant, rassurant qui va être cassé, fracturé au cours de la série, et qui va revenir, dans Fire Walk With Me, dans sa réalité crue. »

Le danger, la mort rôdent aussi à travers la personne de Bob, entre croquemitaine et vagabond. « Bob n’est pas réductible à un stéréotype social. Avec lui, le type dangereux n’est pas dans la rue, il est dans la maison, dans la chambre de Laura Palmer, dans le corps de Leland Palmer. C’est ça qui est inquiétant. Et ce qui se met en place alors, dans la structure de la série, c’est le mécanisme du tabou. La réalité est suffisamment violente pour devoir la cacher derrière un monstre: Bob s’insinue dans cette raison absente, cette logique introuvable. Il est le mal que les hommes reçoivent et se donnent. »

L’âge d’or des séries (X-Files, Six Feet Under, Lost, The Leftovers, Top of the Lake, entre autres)descend en droite ligne de cette volonté de refléter la complexité d’un monde hilarant et terrifiant, émouvant et monstrueux. Ce faisant, Lynch et Frost ont changé aussi notre rapport au monde. La saison 3 génère naturellement les plus ferventes spéculations. « On va voir comment tout cela peut être rejoué, conclut Thiellement. Le monde de l’époque de Twin Peaks ne ressemblait pas à Twin Peaks. Par une surenchère de l’imaginaire? Un cran de symbolisation en plus par rapport à notre époque? Twin Peaks va-t-elle s’adapter à notre monde ou est-ce qu’elle va à nouveau adapter notre monde à elle? » Réponse le 21 mai sur BeTv.

TWIN PEAKS, SAISON 3. DIMANCHE 21 MAI SUR BETV.

MISE À JOUR: On a vu les deux premiers épisodes de Twin Peaks, nos impressions par ici.

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