Retour à la lumière de Théodore Van Loon, trop souvent éclipsé par Rubens

Pietà, ca 1620. © COURTESY MUSÉE NATIONAL D'HISTOIRE ET D'ART LUXEMBOURG MNHA. TOM LUCAS
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

En consacrant une exposition à Théodore van Loon, Bozar réhabilite une signature fulgurante du baroque dont l’oeuvre a été éclipsée par celle de Rubens. Un retour à la lumière amplement mérité.

Après avoir passé huit années en Italie à observer, parmi tant d’autres, le travail du Caravage (1571 – 1610) et celui de Carrache (1560 – 1609), Pierre-Paul Rubens (1577 – 1640) revient à Anvers en 1600. La vigueur est avec lui. Il a 31 ans et s’apparente à un astre radieux qui n’a déjà « plus rien à apprendre », si l’on en croit l’historien de l’art Ernst Gombrich. Il se murmure alors que personne, au nord des Alpes, ne peut rivaliser avec son doigté pour « brosser figures et draperies ». Pas plus que quiconque aurait l’audace d’imaginer les grandes compositions dont il s’est fait une spécialité. C’est dès cette époque que naît la légende de celui qui restera comme « le » peintre du camp catholique, le virtuose incontestable de la Contre-Réforme. S’il a régné en maître sur son époque, c’est que, au-delà de ce qu’il a glané chez les maîtres italiens, Rubens possédait ce talent tout flamand de restituer la texture d’une étoffe, le modelé d’un visage ou l’éclat d’une chevelure. Mais cet homme de cour savait également faire montre de cette sûreté de l’oeil face à la monumentalité, aux agencements les plus débordants. Pourtant, près de quatre siècles plus tard, les compositions de Rubens lassent rapidement le regardeur contemporain. Il est souvent difficile de vibrer pour cet héroïsme allégorique, cette générosité de la facture dont la vitalité a vite fait de nous assommer.

Le « naturalisme miraculeux » de van Loon prend le contre-pied du triomphalisme de rubens.

La porte à l’identification

Il est un autre talent du baroque de nos régions, longtemps passé sous silence en raison de l’ascendant sans partage de son illustre compatriote, dont l’oeuvre se révèle davantage susceptible de capter l’oeil d’aujourd’hui: Théodore van Loon (vers 1582 – 1649), peintre des Pays-Bas méridionaux que Bozar a eu la riche idée de sortir de l’ombre. Le « naturalisme miraculeux » de ce dernier prend le contre-pied du triomphalisme de Rubens. Même si l’on ne connaît pas grand-chose de la vie de van Loon, on sait que lui aussi s’est rendu en Italie et qu’il s’est arrêté sur le travail du Caravage. Il n’en a pas retenu la même chose que celui que Delacroix (1798 – 1863) surnommait le « Homère de la peinture ». Plutôt qu’exalter cette référence transalpine toute-puissante, le peintre flamand va s’appliquer à l’adoucir, la tempérer. Van Loon, c’est un peu Le Caravage revisité par Bartolomeo Manfredi (1582 – 1622), du nom de ce peintre italien qui a en quelque sorte simplifié, dédramatisé le style caravagesque. Reste que, face à l’abondance des scènes religieuses, le visiteur est en droit de se demander si cette peinture peut encore s’adresser à lui.

Commissaire de l’exposition, Sabine van Sprang n’en doute pas un seul instant: « Pour bien comprendre van Loon, il faut avoir conscience du contexte dans lequel il produit ses toiles. Il s’agit de la Contre-Réforme, un mouvement de propagande tout sauf neutre dans la mesure où il a une mission précise: ramener les fidèles dans le giron catholique. Pour atteindre sa cible, van Loon va s’employer à peindre des figures terriennes, proches des gens ordinaires, ouvrant ainsi la porte à l’identification. Il faut imaginer ces représentations dans le contexte d’une église éclairée à la lumière des bougies. Les personnages peints happent littéralement le spectateur, viennent à sa rencontre. Cette imagerie qui sort du cadre va hanter et nourrir notre imaginaire au fil des siècles. Sa diffusion prendra d’ailleurs des chemins inattendus. Cette esthétique caravagiste a été largement relayée par une personnalité telle que Roberto Longhi, qui fut le professeur du cinéaste Pier Paolo Pasolini. Au bout du compte, cette version du baroque sera souvent utilisée pour restituer la violence d’une époque troublée. » Dans ce contexte, on comprend que ce serait un leurre de penser que ces images ne pourraient pas s’adresser à une actualité décrite comme lourde de catastrophes à venir.

Brutal et extatique

Parmi les différents chefs-d’oeuvre exposés à Bozar, on en retient deux tout particulièrement. Le premier est une Pietà verticale et rectangulaire, d’environ 1,50 m sur 1,20 m, appartenant à une collection particulière. Nimbée de pénombre, la composition fait place à trois personnages: le Christ, la Vierge Marie et un ange qui s’imposent à l’oeil avec la force d’un relief. Difficile de rester de marbre devant cette représentation montrant le fils de Dieu bel et bien incarné… et désormais sans vie. Sa silhouette est douloureuse, elle ne laisse aucune place à l’idéalisation. Il y a ces paupières lourdes, tuméfiées, sur lesquelles la mère de Jésus pose un regard inconsolable. Mais peut-être est-ce sa main gauche qui atteste le plus des souffrances endurées. Recroquevillée sur elle-même et empreinte d’une crispation, elle porte trace d’un attachement bien réel à la vie, elle raconte ce doute de celui qui se savait homme mais, au moment de passer de vie à trépas, ne pouvait que s’espérer divin. Cette vulnérabilité humble devait immanquablement faire écho aux doutes du fidèle du XVIIe siècle, dont la foi tanguait au gré des tourments de l’existence.

Retour à la lumière de Théodore Van Loon, trop souvent éclipsé par Rubens
© KIK-IRPA, BRUXELLES, PHOTO: PHILIPPE DE GOBERT

Le second tableau qui témoigne de la fulgurance de van Loon est une composition dynamique de plus de 2,60 m sur 2,20 m: Le Martyre de saint Lambert. Sa provenance – l’église de Woluwe-Saint-Lambert, qui l’acheta 300 florins en 1617 – révèle que le peintre fut très actif à Bruxelles, ville pour laquelle il a signé un nombre important de retables. La scène est à la fois brutale et extatique. Saint Lambert est transpercé de deux coups de lance assénés dans le dos par un duo de bourreaux sans pitié. Sur le point de s’effondrer, le martyr arrose de sang l’autel qui lui fait face. La véhémence des deux assaillants n’est pas sans rappeler L’Arrestation du Christ, un épisode du Nouveau Testament peint en 1602 par Le Caravage. Toutefois, ce qui frappe le plus, ce sont les fameux plis des vêtements qui ne se contentent pas de traduire l’anatomie.

Surgit alors Gilles Deleuze et sa compréhension intime du tissu baroque entendu comme avènement d’une dimension extramatérielle. Dans Le Pli, son ouvrage sur Leibniz, le philosophe français écrivait: « Les plis du vêtement prennent autonomie, ampleur, non pas par simple souci de décoration, mais pour exprimer l’intensité d’une force spirituelle qui s’exerce sur le corps, soit pour le renverser, soit pour le redresser ou l’élever, mais toujours le retourner et en mouler l’intérieur. » Cette spiritualité imprègne les toiles de van Loon d’une façon inédite.

Théodore van Loon, un caravagesque entre Rome et Bruxelles: au Palais des beaux-arts de Bruxelles, jusqu’au 13 janvier 2019. www.bozar.be.

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