Quand Basquiat éclipse (injustement) Egon Schiele

Autoportrait au gilet, debout, Egon Schiele, 1911. © courtesy of Ernst Ploil, Vienne
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Que se passe-t-il quand deux astres de l’art moderne se rencontrent? Une éclipse, forcément. La preuve à la fondation Vuitton à Paris, où Jean-Michel Basquiat relègue Egon Schiele dans l’ombre. Injuste.

Il aurait fallu que ce soit l’un ou l’autre, voire l’un après l’autre. Mais certainement pas les deux en même temps. On est en droit de considérer cela comme une erreur de casting, un faux pas teinté d’anachronisme: une exposition réunissant en un même lieu deux géants tels que Jean-Michel Basquiat (1960 – 1988) et Egon Schiele (1890 – 1918) relève de l’absurdité. « Qui a deux femmes perd son âme, qui a deux maisons perd sa raison », prévenait le cinéaste Eric Rohmer en préambule des Nuits de la pleine lune. C’est de l’une de ces symptomatiques spirales inflationnistes de tout étreindre qu’a fait preuve la fondation Louis Vuitton en programmant un duo de têtes d’affiche de cette importance. Faut-il passer son chemin pour autant? Certainement pas. En revanche, on recommande au curieux soucieux d’une découverte sans déconvenue de scinder les deux visites. Pour cause: le propos est de ceux qui écrasent le regardeur. Son désir de voir n’est pas pris en compte car on lui envoie au visage beaucoup plus qu’il ne pourra jamais en absorber.

Chaque artiste se fait l’écho de l’époque qui l’a porté. Mais ces époques sont irréconciliables.

Expressionnismes opposés

Pour bien comprendre les enjeux, il faut avoir en tête les temps à passer sur place pour une approche en bonne et due forme. Pour Basquiat? Comptez six heures. Schiele? Trois heures devraient faire l’affaire. Qui est capable d’endurer neuf heures dans un musée, aussi beau soit-il? Pas nous, et plus que probablement… personne. Ce parti pris hyperbolique est d’autant plus problématique que les lignes fiévreuses d’Egon Schiele sortent perdantes de ce « versus » articulé selon les règles d’un storytelling publicitaire. Comment pourrait-il en être autrement sachant la disproportion à l’oeuvre? Alors que les huiles sur bois et autres crayons sur papier de l’Autrichien n’occupent que le sous-sol du vaisseau de verre dessiné par Frank Gehry, Basquiat le « Radiant Child », comme l’a baptisé le critique américain René Ricard, étend, quant à lui, sa fulgurante verve tout au long de quatre niveaux. Ce déséquilibre frappe d’autant plus qu’en nombre, une quasi-parité est de mise: 120 pièces pour le Viennois, 140 pour le New-Yorkais. Le problème tient dans le fait que chacun des deux artistes se fait l’écho de l’époque qui l’a porté et celles-ci, l’une à l’entrée et l’autre à la sortie de l’art moderne, sont irréconciliables, quoi qu’on en dise.

Untitled, Jean-Michel Basquiat, 1981.
Untitled, Jean-Michel Basquiat, 1981.© Collection Eli et Edythe L. Broad Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New York – Photo: Douglas M. Parker S

L’idée d’un parallèle entre deux temporalités effervescentes, l’ancien empire austro-hongrois et la Grosse Pomme des années 1970 et 1980, a été maintes fois avancée, hélas… elle ne tient pas. Ce hiatus fondamental s’exprime tout particulièrement à travers deux modalités d’expression – on pourrait écrire « d’expressionnisme » – radicalement opposées. Les grands formats éclatants de Basquiat sont remplis d’une ambition narcissique démesurée, un socle nombriliste sur lequel repose une grande partie de l’art actuel, là où Schiele s’évertue à explorer de subtiles intériorités, un « presque rien » ténu. A ce titre, il n’y a pas de meilleur exemple que sa Femme vue en rêve (1911), une aquarelle qui, malgré sa totale crudité faisant passer L’Origine du monde de Courbet pour du Walt Disney, conserve sa part de mystère: tout n’est pas étalé, il n’y a pas cette volonté de tout montrer, comme c’est le cas chez le peintre américain. En rend compte son célèbre: « Je gratte et j’efface mais jamais au point qu’on ne puisse pas voir ce qu’il y avait dessous. Ma version du repentir. » Pour Schiele, on peut également ajouter cet Homme nu assis, un autoportrait de 1910 dans lequel l’artiste s’expose comme amputé. A la façon d’un arbre qui cache la forêt, son corps osseux et brunâtre renvoie vers une âme traversée de convulsions peut-être, mais impénétrable. C’est un fait: cette ligne qui dit si bien la fragilité de la frontière entre vie et trépas cède le pas à l’impérialisme cacophonique des compositions nerveuses de Basquiat.

Résultat des courses: au bout de la visite, nos oublieuses consciences contemporaines ne retiennent que le génie explosif de celui qui s’est fait connaître en répandant l’acronyme SAMO© pour « Same Old Shit », dans Manhattan. Tant pis pour Schiele, qui fait ici figure de « déshérité plein d’honneur », selon l’expression de l’écrivain Pierre Michon. Et l’on peut évoquer toutes les prétendues correspondances que l’on veut, rien n’y changera. Qu’il s’agisse de brièveté des destins (tous deux ont été fauchés dans leur 28e année), de rapport aux figures paternelles (Klimt et Warhol perçus comme leurs mentors respectifs), d’abondance de la production, de caractère central de la corporéité, voire d’élaboration d’un langage plastique inédit… Cette juxtaposition reste un échec. C’est d’autant plus vrai que la concentration des oeuvres de Schiele, alignées assez platement les unes à côté des autres, endure assez mal la foule conséquente qui ne manque pas d’honorer de sa présence cet événement prescrit comme incontournable. A mille lieues de ces agglutinations, les nombreuses salles consacrées à Basquiat déjouent la saturation. Elles respirent. L’impression qui se dégage déchire le coeur de tout qui éprouve une passion véritable pour l’enfant terrible ayant su si bien dénoncer l’hypocrisie de la société viennoise du début du XXe siècle. Le voir ainsi transformé en marchepied vers quelque chose de plus spectaculaire et calibré pour les temps présents atterre.

Nu masculin assis, vu de dos, Egon Schiele, 1910.
Nu masculin assis, vu de dos, Egon Schiele, 1910.© Neue Galerie New York – don de la Serge and Vally Sabarky Foundation, Inc. – Photo Hulya Kolabas for Neue Galerie New York

Du jazz sur la toile

C’est donc respectueux de cette inique pondération que l’on consacrera la majeure partie de cet article à Jean-Michel Basquiat, enfant terrible de l’art auquel la fondation Vuitton a tressé une couronne. Que l’on ne se méprenne pas: son oeuvre est immense (c’est écrit sans rancune). Evitons toutefois le malentendu: il serait faux de croire qu’à l’instar des premières galeries qui se sont intéressées à Basquiat au sortir du minimalisme aride, son travail soit « facile ». Animées par une incroyable puissance d’extériorisation, les toiles de l’intéressé sont un vrai casse-tête visuel dans lequel on a vite fait de se perdre, raison pour laquelle chaque tableau nécessite une observation intense. Les axes qui segmentent ce corpus? Ils sont multiples. L’un d’entre eux invite la biographie à la faveur d’un épisode significatif. A l’âge de 7 ans, Basquiat est renversé par une voiture. La mésaventure lui coûte un bras cassé, l’ablation de la rate et un séjour d’un mois à l’hôpital. Cette insupportable période d’inactivité est atténuée par un cadeau de sa mère. Celle-ci lui offre un exemplaire de Anatomy of the Human Body, un livre d’anatomie de 1858 signé par Henry Gray.

Dans son ouvrage La Veuve Basquiat, consacré à Suzanne Mellouk, l’une des figures féminines ayant compté pour l’artiste, Jennifer Clement écrit: « Il sait désormais jusqu’où il faut plier un bras pour frapper, quels os peuvent être fracturés et lesquels lui font traverser la rue. » Comme l’écrit moins poétiquement le commissaire Dieter Buchhart, le bouquin en question permit « à l’enfant qu’il était d’imaginer le fonctionnement interne de son corps souffrant ». Cela ne sera pas sans conséquence sur son oeuvre. Dès la première salle, on en prend la mesure devant l’énorme Head de 1981, en réalité une composition sans titre, qui appartient à la collection du couple de milliardaires américains Eli et Edythe Broad. La toile a beau être sauvage, elle est également harmonieuse. Elle tord par ailleurs le cou au mythe des oeuvres forcément réalisées dans l’urgence en raison du style de vie autodestructeur de Basquiat. « Il s’agit d’un chef-d’oeuvre sur lequel il n’a eu de cesse de repasser, il l’a peint et repeint pendant six mois, explique Dieter Buchhart. Les couches de couleurs sont innombrables, tout remonte vers l’extérieur, l’anatomie s’expose au grand jour. Le résultat est une constellation, dans des tonalités contrastées, d’entailles et de stries. Là où nous nous attendrions à trouver la structure typiquement uniforme et monochromatique du cerveau humain, nous découvrons une métamorphose qui excède l’anatomie. L’accent est mis ici sur les zones particulières du cerveau qui régulent notre corps et nos comportements. Nous sommes sommés de nous intéresser non seulement à la structure interne de la tête mais aussi à l’activité de l’esprit. »

Negro Period, Jean-Michel Basquiat, 1986.
Negro Period, Jean-Michel Basquiat, 1986.© Fondation Louis Vuitton Estate of Jean-Michel Basquiat, licensed by Artestar, New York – Photo: Fondation Louis Vuitton

Un autre malentendu mérite d’être dissipé. On a vite fait de rapprocher les toiles de Basquiat de l’univers du graffiti en raison de sa proximité avec des artistes tels que Fab 5 Freddy ou Rammelzee. C’est une erreur. Plutôt qu’une filiation issue de la rue new-yorkaise, même s’il y a apposé sa signature, c’est une autre généalogie qu’il faut faire valoir. L’oeuvre de celui qui fut d’abord exposé chez Annina Nosei avant que Bruno Bischofberger ne devienne son marchand exclusif s’articule au croisement de la poésie et de la musique – on sait combien Basquiat vénérait le jazzman Charlie Parker. La poésie constelle ses toiles par le biais de mots et de listes qui ne sont pas sans rappeler le peintre américain Cy Twombly. Pour ce qui est de la musique, elle est une évidence qui éclate dans un fascinant tableau tel que Now’s the Time (1985). Réalisée au crayon gras sur du contreplaqué, l’oeuvre consiste en un vinyle que la ligne approximative suggère en mouvement. Difficile de mieux faire vivre le sampling pictural syncopé dont témoigne la production entière de ce prodige qui a tout fait pour accélérer sa chute vers le néant. Cette autodestruction programmée éclate d’ailleurs au visage du regardeur dans la dernière salle d’exposition. On y contemple (le mot n’est pas trop fort tant il est difficile d’en arracher ses yeux) Riding with Death, peint et dessiné en la fatidique année 1988. Coincée entre le passé (par le biais de contours rupestres) et le futur (le caractère prémonitoire de la composition), l’oeuvre évoque une inexorable et universelle course vers le néant. La sienne, la nôtre.

Jean-Michel Basquiat – Egon Schiele, à la fondation Louis Vuitton, à Paris, jusqu’au 14 janvier prochain. www.fondationlouisvuitton.fr

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