L’oeuvre de la semaine: la violence des yeux

Ralphie, 12942. Courtoisie la succession d'Alice Neel et Xavier Hufkens, Bruxelles.
Guy Gilsoul Journaliste

« Je ne sais pas ce que tu comptes faire dans le monde, tu n’es qu’une fille ! » Que peut répondre à sa mère, celle que toute la vie va écorcher ? Et pourtant, une trentaine d’années après sa mort, quatre expositions (à Helsinki, La Haye, Hambourg et Arles) vont faire d’Alice Neel (1900-1984), l’une des artistes américaines les plus recherchées.

En 2021, une vaste rétrospective, montée au Metropolitan Museum de New-York a voyagé jusqu’au Guggenheim de Bilbao et s’arrêtera au Centre Pompidou en octobre de cette année. En ce moment même, la galerie Xavier Hufkens propose un large éventail du travail de cette portraitiste rebelle tout à la fois aux beni-oui-oui d’un style prôné par les écoles d’art pour filles sages qu’elle fréquenta et aux abstractions prônées par les idéaux de la modernité américaine.

Mais a-t-elle vraiment choisi de peindre comme elle l’a fait ? Non, la vie ne lui a pas permis. Parce que sa première petite fille meurt à un an de la diphtérie. Parce que sa deuxième fille va lui être enlevée par son mari. Parce que tout s’est déréglé, qu’elle aura vécu l’enfer de la dépression et de l’enfermement, parce que le suicide lui parut même plus confortable. Quand en 1931, sans ressource, elle s’installe dans le quartier multiethnique du Greenwich Village puis dans le Spanish Harlem, l’Amérique est aussi en pleine dépression.

Désormais, elle va peindre « les gens » qui vivent autour d’elle et ce, sans concession, sans séduction. C’est le moment aussi où elle intègre les milieux marxistes, donne naissance à un premier fils, Richard et peu après tombe amoureuse de Sam Brody, un photographe militant dont la jalousie se reporte de façon violente sur le gamin qui, à l’âge d’un an était presqu’aveugle (suite aux carences alimentaires) et qu’un portrait montre, les yeux noircis par la peur et les mains crispées comme des griffes.

En 1941, Alice Neel, à nouveau enceinte, donne naissance Hartley, l’enfant béni du photographe. Mais rien ne s’arrange : « En politique comme dans la vie, j’ai toujours aimé les perdants, les outsiders. Cette odeur de succès, je ne l’aimais pas ». Que cherche le peintre dans ce face à face très réel avec ses modèles ? A défendre une cause ou à se défendre ? Trouver dans Ralphie, le petit garçon peint en 1942, la violence, la peur, l’abîme qu’elle vit en elle-même et reconnait dans le regard de l’autre et, surtout lorsque celui-ci est un enfant. Comme Santillane, Richard ou Heartley.

L’autre est une proie sur laquelle le regard d’Alice Neel plonge. Le plancher donne le vertige et le chromatisme des gris et des verts sombres pèsent lourds sur le sentiment de solitude et d’enfermement. Aux jambes trop maigres, trop osseuses, répond la tête, agrandie qui affronte le peintre. Aucun sourire, les lèvres demeurent soudées mais les sourcils sont en point d’interrogation et les yeux mettent le feu dans la morbidité ambiante. En un mot, le portrait de Ralphie, un condisciple des enfants d’Alice Neel, est un vrai portrait qui du coup est aussi, comme l’écrivait André Breton « un oracle qu’on interroge ».

Bruxelles, Galerie Xavier Hufkens. 44 rue Van Eyck (1050). Jusqu’au 5 mars. Du mardi au samedi de 11h à 18h. www.xavierhufkens.com

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