Laurent Raphaël

Faux esthètes

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

« La ruse esthétique de la raison marchande » nous a embrouillé les sens et confisqué l’esprit critique.

L’édito de Laurent Raphaël

C’était évidemment trop beau pour être vrai. Tout cet étalage de culture dans le métro, dans la mode et même dans la pub. Comme cette bière qui convoque la littérature pour se faire mousser (lire le Focus du 5 avril). A croire que Philippe Delerm a conseillé Grimbergen sur ce coup-là… Le naïf et l’idéaliste se réjouissaient déjà de voir le monde se convertir à la religion du beau, du raffiné, en décochant au passage un bras d’honneur façon Gainsbourg à l’ignorance et aux obscurantismes de tous poils (de barde) qui menacent l’horizon démocratique. Après le beau temps, la pluie. Ou plus exactement la douche froide. Un essai balaie d’une pichenette sociologique ce scénario romantique. Dans le rôle des fossoyeurs, deux garagistes de la pensée contemporaine: Gilles Lipovestky (déjà à l’origine du concept d’hypermodernité) et Jean Serroy. Ni réquisitoire ni plaidoyer, L’esthétisation du monde (Gallimard) déboulonne froidement le mythe du mariage heureux et consenti entre l’art et le capitalisme. Dans un de ces tours de passe-passe dont il a le secret, le néolibéralisme aurait en effet utilisé l’arme artistique pour endormir nos défenses et pénétrer en douce dans notre quotidien. Objectifs: rendre attrayant à nos yeux le produit le plus banal en le recouvrant d’un vernis arty. Et nous inciter à ouvrir grand notre portefeuille avec l’impression d’embellir notre existence. L’ironie veut que ce soit des artistes qui posent les fondations de cette hallucination collective à gros enjeu commercial.

En prenant la société de consommation pour cible, le pop art n’a pas seulement fustigé son culte maladif de l’image, son mimétisme frénétique, il a aussi, malgré lui, démontré qu’un environnement créatif augmentait sensiblement le pouvoir de séduction. Au point que ces dernières années, l’esthétisation du monde a pris une tournure quasi industrielle. On ne va plus à un défilé de mode, on assiste à une performance. On ne va plus au restaurant, on s’embarque pour une expérience sensorielle… D’ailleurs, aux fourneaux (quand on ne dit pas « au piano »), c’est un artiste qui opère, plus un « banal » cuistot. Le système ainsi mis en place, post-société du spectacle, carbure au mélange: raison capitaliste d’un côté, affects culturels de l’autre. « La ruse esthétique de la raison marchande » comme l’appelle le tandem nous a embrouillé les sens et confisqué l’esprit critique. L’esthétisme est devenu un adjuvant du bonheur. Avec ceci de vicieux que cette cosmétisation échappe à une condamnation claire et nette. Difficile de jeter le bébé avec l’eau du bain. Car ce mécénat moderne, même assorti de contraintes, n’est pas forcément incompatible avec l’art le plus pur. Sinon il faudrait décrocher tous les tableaux de maîtres des musées d’art ancien. Simplement, il pose des questions éthiques. Quand Yayoi Kusama recouvre de petits pois des sacs pour Vuitton, est-elle moins sincère que quand elle prend d’assaut le Wiels? Non, mais le sens de sa démarche radicale a été subtilement perverti, voire domestiqué. Certains diront que cette récupération mercantile a au moins permis à un large public de faire connaissance avec une artiste subversive. Sauf que beaucoup ne retiendront de sa peinture que sa dimension décorative… Après la culture diluée (voir l’édito de la semaine passée), la culture frelatée?

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