Erro de la résistance

Paris, XVe arrondissement. Une cour intérieure pavée mène à une porte. Sur celle-ci, un carton amovible indique ERRO, les lettres capitales ont été tracées au gros marqueur noir. Benjamin Spark frappe à la porte. Alerte, Gudmundur Gudmundsson -heureusement qu’il n’a pas dû écrire son véritable patronyme sur le cartonouvre presqu’aussitôt. Installée dans la capitale française depuis 1958, l’icône de la figuration narrative -un mouvement pictural qui s’est attaché à introduire une dimension temporelle dans l’image fixeaffiche un sourire désarmant. Les 2 hommes se serrent la main et pénètrent dans l’antre du peintre, reclus dans les 2 pièces d’un atelier lumineux. Tout autour, des toiles surtout, des pots de peinture, beaucoup, un pèse-personne, un vélo d’appartement, un tabouret recouvert d’une peau de mouton –« une dédicace à sa terre natale »-, une petite cuisine et même un lit pour les soirs où l’inspiration souffre du décalage horaire.

Ultra moderne

A la vieille de ses 80 ans, Erro est plus prolifique que jamais. Il travaille du matin au soir. Peut-être a-t-il intégré une certaine urgence depuis qu’il voit autour de lui les hommes tomber. « Je suis un ancien combattant, esseulé sur le champ de bataille, tous les Américains sont morts… » Même si les Français sont toujours en vie, ils ne vont pas forcément mieux. On le sent ému lorsqu’il évoque la dernière expo d’Hervé Télémaque, autre héros de la figuration narrative, victime d’un AVC. « Il est paralysé… sauf le bras gauche, un miracle parce que c’est celui avec lequel il peint depuis toujours. » Celui qui a fait de l’américanisation de l’existence un de ses thèmes de prédilection est entré en résistance contre le monde moderne: ni portable –« ces engins sont pires que les moustiques, toujours prêts à vous bourdonner à l’oreille »-, ni ordinateur ou réseaux sociaux. Pour communiquer avec lui, il y a le téléphone, même si Erro n’affectionne rien tant que la correspondance. Ces bonnes vieilles lettres qui ne parlent que si on les ouvre -ce qu’Erro, harcelé par certains collectionneurs concède ne pas faire systématiquement.

Alors, obsolète et ringard, Erro? Certainement pas. Le filtre qu’il met entre le monde et lui est le moyen le plus sûr de veiller à la pertinence de son oeuvre. Loin de la prolifération des images, l’artiste continue à glaner la matière première de son travail au cours de ses voyages ou, quand il est à Paris, chez les bouquinistes. Sa méthode? Accumuler les chromos autour d’un thème, les marier en un collage pour ensuite en faire un tableau. « Jusqu’il y a peu, explique Spark, il travaillait avec un projecteur de dias. C’est-à-dire qu’il prenait des photos de ses collages et qu’il était obligé de faire développer sous forme d’ektas afin de pouvoir projeter les compositions sur une toile. Je lui ai offert un scanner dernier cri. Il a mis quelques mois avant d’y toucher… Aujourd’hui, il m’en parle avec l’enthousiasme d’un gosse. »

Avec une oeuvre qui réalise la synthèse de la pop US et de la culture de l’art urbain européen, Spark est la meilleure garantie du caractère actuel de l’oeuvre d’Erro, qu’il vénère. « Je lui dois beaucoup, ainsi que toute une génération d’artistes. Il m’a révélé un univers visuel dont je pouvais m’emparer, entre autres toutes les icônes, depuis les éléments des grands peintres jusqu’aux super-héros tels que Silver Surfer. Il a décomplexé tout ça et a transformé des motifs que l’on croyait vulgaires en sujets majeurs de l’art. » Loin d’être à sens unique, l’admiration joue ici les boomerangs. Erro reconnaît en Spark un fils spirituel perpétuant l’esprit de son travail. Plus largement, c’est tout l’art urbain que l’Islandais cautionne: « C’est l’avenir de l’art que de s’approprier les murs sans compensation financière, c’est un merveilleux futur que celui de partir à la conquête des villes. » Comme toujours, le compliment chez Erro n’est pas sans arrière-pensée politique: l’artiste engagé se réjouit de voir arriver une relève. C’est la capacité à sortir du cadre qu’il loue, un esprit de résistance que Spark assume complètement à travers les détours de son oeuvre. « La figuration narrative a été beaucoup plus loin que le Pop Art qui s’est contenté de représenter la société de consommation sans la juger. On doit à Erro et aux autres ce réveil des consciences qui n’est pas étranger à mai 68. »

Michel Verlinden

PORTRAIT AND LANDSCAPE, ERRO, SCHIRN KUNSTHALLE, FRANCFORT. JUSQU’AU 08/01/2012.WWW.SCHIRN.DE

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