David Simon: « On ne mérite pas de s’appeler république quand on s’obstine à enfermer les gens »

David Simon, le créateur de The Wire, Treme, Generation Kill, et désormais Show Me a Hero. © Getty Images/Mike McGregor
Andreas Ilegems Journaliste

David Simon, le père de la mythique série The Wire, est de retour avec Show Me a Hero, portrait d’une ville gangrénée par le racisme et les magouilles politiques. Interview exclusive.

Chez HBO, où il est employé depuis plus de 20 ans, on n’a vraisemblablement jamais pensé à David Simon pour cornaquer les grands succès commerciaux. La grosse centaine d’heures de fiction qu’il a déjà enquillée pour la télé compte en effet les séries les plus complexes et exigeantes jamais tournées pour le petit écran. Il met la série policière à nu dans The Wire, signe avec Generation Kill une fiction âpre et ultra réaliste sur la guerre, et livre avec Treme une mosaïque sur la Nouvelle-Orléans d’après le passage de l’ouragan Katrina, qui tient plutôt bien dans l’ensemble mais où l’on est en droit de se demander, après quatre saisons: de quoi est-ce que tout ça parle exactement?

Mais pour ce qui est de toucher le grand public, surtout dans son propre pays, cela reste difficile pour David Simon, et ce malgré les faveurs persistantes de la critique. À chaque nouvelle fin de saison de The Wire, HBO songeait même très sérieusement à arrêter les frais: trop cher, trop peu de spectateurs. Simon a dû se montrer vraiment très persuasif pour que les patrons de la chaîne le laissent mener sa création au terme des cinq saisons initialement planifiées.

Même topo pour cette nouvelle production HBO, la mini-série en six parties Show Me a Hero, filmée par le réalisateur oscarisé Paul Haggis (Crash). Il lui aura aussi fallu user de tous ses arguments pour les convaincre. Un récit tiré de faits réels, sur les tensions raciales et sociales autour d’un projet de construction de logements sociaux dans une ville de la banlieue new-yorkaise, à la fin des années 80: pas évident de motiver les producteurs avec ce genre de pitch, qui s’inscrit pourtant à merveille dans le curriculum de l’ex-journaliste du Baltimore Sun.

Oscar Isaac, étoile montante à Hollywood depuis sa prestation impeccable dans A Most Violent Year -et qu’on reverra bientôt dans les prochains volets de Star Wars et des X-Men-, incarne le conseiller municipal opportuniste Nick Wasicsko, qui deviendra le plus jeune maire de tout le pays à l’âge de 28 ans. A peine élu, il va avoir la tâche ingrate de faire construire des lotissements pour des familles défavorisées dans un quartier à majorité blanche, se heurtant à l’hostilité de la population et aux coups tordus de ses collègues…

Oscar Isaac dans Show Me a Hero
Oscar Isaac dans Show Me a Hero© HBO

Comment scénarise-t-on une telle histoire sur la politique municipale et les logements sociaux?

Ma dernière série, Treme, se penchait sur la résilience d’une ville et la façon dont la culture musicale pouvait relier toute une communauté. Comment fait un joueur de trombone pour s’en sortir? C’est le genre de choses qui me passionnent. Ce qui plaît le plus au grand public me laisse généralement froid. Je m’intéresse plutôt à tout ce dont le secteur du divertissement tend à se détourner. C’est plus fort que moi. Ça doit tenir à mon passé de journaliste au Baltimore Sun: je suis davantage fasciné par l’argumentation, les discussions qui peuvent parfois être enflammées. Attention: je ne fais pas de journalisme mais de la production pour la télé. Et je ne me vois d’ailleurs pas retourner à mon ancienne vocation, encore moins dans la presse écrite. Les journaux ont malheureusement bien changé: ils sont bien plus vulnérables que dans mon souvenir.

N’est-ce pas tout de même vos vieux réflexes de journaliste qui vous ont fait accoucher de Show Me a Hero?

Cette histoire m’a tout de suite passionné quand, il y a une quinzaine d’années, j’ai lu le livre homonyme de Lisa Belkin, la journaliste du New York Times (par ailleurs consultante sur le plateau de la série, ndlr). Elle y décrit l’interminable lutte politique et juridique qui a plongé la ville de Yonkers au bord de la faillite. Je vivais encore à Baltimore à l’époque, où le quotidien de la population afro-américaine n’est guère plus enviable qu’à Yonkers. Nous avions le même genre de débats sur l’incapacité des autorités successives à gérer tous ces problèmes efficacement. Le même combat contre l’immigration, la même rhétorique, les mêmes appréhensions. Rien n’a changé depuis lors. Les États-Unis, c’est deux nations complètement disjointes: les uns sont diplômés, blancs et au travail, les autres pauvres et majoritairement afro-américains. Quand il se trouve encore un politicien qui ose plaider pour partager l’avenir avec la partie non-blanche de la population, il se fait immédiatement lyncher.

Les États-Unis, c’est deux nations complètement disjointes: les uns sont diplômés, blancs et au travail, les autres pauvres et majoritairement afro-américains.

Vous avez dû faire pas mal de recherches, vu votre sens de l’authenticité et du détail…

Les dialogues entre les mères célibataires et les gamins qui se mettent à dealer dans la rue sont concoctés par les scénaristes. Les relations entre les personnages de la série sont donc dramatisées. Je n’ai par exemple aucune idée de ce que Nick Wasicsko a vraiment dit en se recueillant sur la tombe de son père. Mais tout le reste, les faits historiques, les auditions publiques, la vie des travailleurs, on s’est efforcé de rendre tout ça aussi précisément que possible.

On imagine que vous êtes allé faire un tour sur le terrain…

En 2001, mon co-scénariste William F. Zorzi (comme Simon, ancien journaliste du Baltimore Sun, ndlr) s’était déjà rendu à Yonkers, pour collecter du matériel et puiser de l’inspiration, mais j’étais alors contraint de donner la priorité à d’autres projets. Peu importe. La situation n’a pratiquement pas changé dans l’intervalle. La dynamique raciale, notre obsession des classes, les inégalités et l’argent: l’Amérique reste toujours l’Amérique, hélas… Si vous vous demandez ce qu’il se passe à Ferguson, Baltimore, Charleston et dans des centaines d’autres lieux semblables, regardez notre série.

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The Wire est devenue une série culte. Ce n’est pas lassant, à la longue, que chaque journaliste vous en parle?

Raisonnablement lassant. Après autant de temps, il y a encore pas mal de gens qui ne peuvent s’empêcher de juger tout ce que je fais en disant « c’est aussi bon que The Wire«  ou « c’est moins bon que The Wire« . C’est ridicule. Chaque fois qu’une critique débute par une comparaison avec The Wire, je sais que ça ne vaut pas la peine de lire la suite. Même si certains thèmes abordés dans Show Me a Hero peuvent effectivement rappeler The Wire, mais c’est une histoire en soi, qui a son propre tempo. En matière de réalisation, Generation Kill est d’ailleurs ce que j’ai fait de mieux (il rit).

Certains thèmes abordés dans Show Me a Hero peuvent rappeler The Wire, mais c’est une histoire en soi, qui a son propre tempo.

Vu la violence des émeutes qui ont secoué Baltimore il y a quelques mois à peine, The Wire prend pourtant des allures de prophétie…

C’est très troublant, en effet. Pour être franc: j’étais partisan des manifestations pacifiques qui ont précédé les émeutes, mais pas des émeutes en tant que telles. On n’a pas besoin de la fiction pour comprendre la violence: les faits parlent d’eux-mêmes. Par contre, pour ce qui est des engrenages, c’est autre chose. D’ici cinq ou six ans, quand on n’en parlera plus dans les journaux, quelqu’un écrira peut-être un feuilleton qui reflétera les événements en question. Et ce serait formidable. Je pense que la fiction a aussi un intérêt politique, sinon je n’en ferais pas. Je suis seulement un peu méfiant quand The Wire est encensé à tort et à travers.

Il y a quelques mois, vous avez eu l’occasion de parler avec le Président Obama des problèmes de criminalité à Baltimore -la vidéo est même sur YouTube (voir ci-dessous)

Le Président a dit à plusieurs reprises que The Wire faisait partie de ses séries favorites, et qu’Omar était son personnage préféré.

Un peu cliché, mais ce n’est pas un mauvais choix…

Je ne suis pas sûr de comprendre qu’on puisse avoir un personnage favori. Mais quand c’est Obama qui le dit, ça fait tout de même du bien à mon ego (il rit).

Le Président a dit à plusieurs reprises que The Wire faisait partie de ses séries favorites. (…) ça fait tout de même du bien à mon ego.

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Obama a lui-même proposé des solutions face à la guerre des stupéfiants, comme de mettre moins de consommateurs de drogues non-violents derrière les barreaux…

Tout ce que le Président est prêt à entreprendre pour en finir avec la guerre contre la drogue, je le soutiens à 100%. Il y a cinq ans, on n’aurait même pas pu aborder la question, ici, aux États-Unis. Là, on commence effectivement à avancer. En Géorgie, qui a un gouverneur républicain, les prisons commencent à fermer leurs portes et à libérer les simples consommateurs pour éviter que cette guerre interminable contre la drogue ne mette l’État en faillite. Qu’un tel virage soit amorcé dans un État rouge comme la Géorgie (red state: dominé par les électeurs républicains, ndlr), ça redonne de l’espoir. Je suis intimement convaincu qu’il faudrait abandonner cette lutte stérile contre la drogue. Pour moi, on ne mérite pas de s’appeler une république tant que l’on continue aussi obstinément à enfermer les gens. Cela me fait donc très plaisir que le Président soit exactement du même avis. Lorsqu’il m’a appelé au téléphone, je n’ai rien trouvé de mieux à dire que: « Oui, monsieur. Merci beaucoup. » En tant que citoyen, pas comme le créateur de The Wire (il rit).

Je suis intimement convaincu qu’il faudrait abandonner cette lutte stérile contre la drogue. On ne mérite pas de s’appeler une république tant que l’on continue aussi obstinément à enfermer les gens.

Vous semblez bien optimiste…

Nous avançons, c’est clair et net. Mais encore bien trop lentement. Beaucoup de choses restent quand même préoccupantes. Chaque Président joue en un sens une partie de dés faussée, quand on voit à quel point la corruption gangrène le Congrès.

Et Obama, a-t-il tiré son épingle du jeu?

Oui, je crois qu’il a fait de son mieux. Il a accompli certaines choses fondamentales qui -je l’espère- lui survivront dans la prochaine législature. Comme la réforme de notre système de santé publique et la remise en question de la brutalité policière dans nos rues. Et s’il reste des choses qu’il n’a pas réalisées, c’est parce que ceux qui ont la main sur le capital ne l’ont pas laissé faire.

Dans une interview donnée au quotidien britannique The Guardian, vous avez dit que la politique américaine ne fonctionne pas…

J’ai dit qu’elle ne donne rien pour le moment, qu’elle ne fonctionnera pas tant qu’on ne retirera pas l’argent de notre système électoral. Tout le gouvernement fédéral est désormais « à vendre » pour qui est assez riche et puissant. Aujourd’hui, la législation sur les campagnes manque encore trop de transparence: on ne sait pas qui finance qui. Ce n’est pas démocratique et ça pourrit toute l’Amérique de l’intérieur.

Show Me a Hero
Show Me a Hero© HBO

Pouvez-vous lever un coin de voile sur vos futurs projets? Il paraît que vous vous intéressez au monde du porno dans les années 70…

HBO m’a en effet commandé quelques pilotes, dont un sur l’arrivée de l’industrie du sexe sur Times Square dans les années 70 et 80. Cette série-là est axée sur un nouveau produit, la chair humaine (il rit), qui est apparu en toute légalité sur le marché. Autrement dit, une parfaite allégorie pour le capitalisme de marché. Un autre projet concerne le Congrès, et l’influence de l’argent sur notre gouvernement. Je bosse aussi sur une mini-série sur la lutte pour les droits civiques. Mais tout ça ne sont que des projets. Pas sûr que HBO les accepte.

En plus de quoi vous faites office de producteur consultant pour une nouvelle série de la BBC sur la CIA. Votre nom semble être actuellement considéré comme un label de garantie pour une télévision de qualité…

C’est mieux que d’être pris pour synonyme de médiocrité, non (il rit)? Mon nom est associé à un tas de choses, et notamment à un piètre audimat. Si je faisais soudain un vrai tabac, c’est là que je me mettrais à paniquer. Et la série suivante ne vaudrait probablement pas grand-chose.

Vous sentez-vous encore à votre place dans le paysage télévisuel contemporain?

Je me sens comme un Juif errant. On ne sait jamais quand tout peut soudain vous éclater à la figure. Bien que ce ne soit pas forcément une mauvaise chose en soi: je peux toujours en tirer la leçon. Tout tend à indiquer que nous évoluons vers une seule grande bibliothèque en ligne où les séries et épisodes sont disposés sur un rayon où vous pouvez venir les visionner quand vous voulez. Il ne s’agit donc plus d’une grande diffusion unique, mais de téléchargements individuels. Ce qui est plutôt une bonne chose pour moi. Je suis un raconteur d’histoires: chaque fois qu’une de mes séries, à l’audience modeste, reçoit de bonnes critiques et finit par rester disponible pendant plusieurs années, je suis gagnant. Alors que si une grande chaîne comptait sur mes fictions pour s’assurer 50 millions de spectateurs chaque soir, nous ramenant ainsi au temps où les diffuseurs visaient une part de marché de 15 à 20%, je serais foutu!

Et si les patrons vous coupaient les vivres du jour au lendemain?

Je leur donnerais cent fois raison (il rit)! Et de toute façon il y a bien d’autres choses utiles à faire. Comme par exemple écrire un livre…

SHOW ME A HERO, DEPUIS LE 3 SEPTEMBRE SUR LE BOUQUET PAYANT PLAY MORE DE TELENET (EN V.O., SOUS-TITRES NÉÉRLANDAIS ET ANGLAIS).

Entretien Andreas Ilegems, traduction Daniel Berkenbaum

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