AVEC A TOUCH OF SIN, JIA ZHANGKE POURSUIT SON EXPLORATION D’UNE CHINE EN PLEINE MUTATION, FAISANT DE LA VIOLENCE LE THÈME CENTRAL D’UN FILM ÉCLATÉ ET FASCINANT, LE REFLET D’UNE CONSCIENCE AUSSI INQUIÈTE QU’AIGUISÉE.

Révélé il y a une quinzaine d’années par Xiao Wu, artisan pickpocket, Jia Zhangke s’est rapidement imposé comme l’une des figures de proue du jeune cinéma chinois, en même temps, d’ailleurs, que l’un des réalisateurs majeurs de son temps. Platform, The World, Still Life, Useless ou 24 City sont quelques-uns des titres marquants balisant une oeuvre oscillant avec bonheur entre fiction et documentaire, et qui l’a vu se poser en observateur avisé des mutations de la Chine et de leurs répercussions humaines. Ainsi encore de A Touch of Sin, un film passionnant qui devait le voir repartir de Cannes avec le Prix du Scénario, tout en traduisant une évolution sensible dans la manière, puisque Jia Zhangke y aborde frontalement la question de la violence dans la société chinoise contemporaine. Et de s’en expliquer longuement, avec le concours d’une interprète, dans un jardin en retrait de la Croisette.

Quelles sont les origines de A Touch of Sin?

Les quatre séquences qui composent le film découlent de faits divers violents s’étant produits dans la réalité, et dont le public a pris connaissance par l’intermédiaire de Weibo, l’équivalent chinois de Twitter, avant qu’ils soient abordés de façon plus approfondie dans les journaux et les magazines. J’ai été particulièrement frappé par un détail de la troisième histoire, où un client a essayé de violer une réceptionniste et l’a agressée, à plusieurs reprises, avec de l’argent. Quand cette affaire a été divulguée, le public a été profondément choqué par ce détail précis: nous sommes tellement occupés à vouloir amasser une fortune que nous ne réalisons même plus que l’argent puisse être source de violence. (…) J’ai toujours voulu me pencher sur la violence dans un film, mais je renonçais, faute de pouvoir trouver le langage cinématographique approprié. Alors que je travaillais à la préparation de In the Qing Dynasty, un film historique, j’ai toutefois pris conscience qu’il y avait beaucoup de similitudes entre les personnages de films d’arts martiaux et ceux impliqués dans les événements dont je souhaitais parler. C’est là que j’ai trouvé la motivation pour tourner A Touch of Sin.

Comment expliquez-vous que cette violence émerge dans le contexte économique de la Chine d’aujourd’hui?

C’est le point faible de la réussite économique de la Chine. Un grand nombre de problèmes se sont accumulés sans avoir jamais été pris en charge. L’écart entre les riches et les pauvres n’en finit plus de se creuser, nous sommes confrontés aux différences régionales, à la corruption, à l’injustice, à quoi s’ajoute l’absence de canaux de communication. Pour certains, la violence peut dès lors apparaître comme le moyen le plus commode de conserver leur dignité. Avec ce film, j’espère que les gens vont prendre conscience de ces problèmes, et voir qu’il y a là un facteur de déclenchement de la violence.

Avez-vous appelé ce film A Touch of Sin en référence à A Touch of Zen, de King Hu?

Je tenais à ce titre, et à la référence à King Hu, parce que dans un film comme dans l’autre, il s’agit de combattre la violence par la violence. Son film se déroule sous la dynastie Ming, et le mien dans la Chine contemporaine, et je me pose la question de savoir pourquoi le sort des hommes évolue si lentement. Des siècles se sont écoulés, mais les mêmes situations continuent à se reproduire. De même, je recours à des extraits d’opéra traditionnel. L’opéra est un art populaire en Chine, parce qu’il décrit le destin des Chinois. Le premier opéra du film est emprunté au répertoire classique, et s’intitule La Forêt des sangliers. Ce qui arrive à ses protagonistes est fort voisin de ce qui arrive à ceux de A Touch of Sin. Je l’ai choisi pour montrer combien la condition humaine ne change que lentement, et qu’il n’y a donc pas lieu de relâcher nos efforts.

N’êtes-vous pas plus distant de vos personnages que vous ne l’étiez à l’époque de Xiao Wu ou de Platform?

Le contexte est différent. A l’époque, j’explorais la tradition des relations personnelles dans la culture chinoise, et la façon dont ces liens, qu’il s’agisse d’amitié ou d’amour, changeaient. Ces relations évoluaient, mais au sein d’un cadre plus traditionnel, qui est désormais en train de se déliter. J’ai voulu explorer ces nouveaux modes de relations, qui intègrent une distance plus grande.

Quel type de réactions attendez-vous des autorités chinoises?

Le film a franchi le cap de la censure, et devrait sortir à l’automne. Tout le monde, moi compris, nourrissait certaines appréhensions, mais cela s’est bien passé. J’ai voulu exprimer mes convictions en toute liberté, tout en me préparant à ce que A Touch of Sin ne reçoive pas de visa de sortie. J’espère que ce blanc-seing constituera un signal: tous les réalisateurs chinois ont appelé un assouplissement de la censure depuis les années 90, mais sans résultat. (Un optimisme malheureusement contredit par les faits, puisque A Touch of Sin n’a pas reçu d’autorisation de sortie à ce jour, ndlr)

Considérez-vous qu’il en aille de votre responsabilité de cinéaste d’aborder les changements sociaux, et les problèmes qui en découlent?

Il s’agit avant tout d’instinct. Mon travail de cinéaste est le fruit de ce que je ressens du fait de vivre dans ce pays. Le sens de la responsabilité vient s’y greffer par la suite.

Vous allez vous replonger dans In the Qing Dynasty, votre film d’arts martiaux. Faut-il y voir une tentative d’ouverture vers le grand public?

L’histoire de In the Qing Dynasty se passe il y a un siècle environ, alors que la Chine était confrontée à une autre vague d’importants changements, et qu’elle a pris conscience que l’ère moderne ne l’avait pas attendue. Nous étions convaincus que les arts martiaux étaient invincibles, mais nous avons réalisé, au contact de la technologie et des machines, que ce n’était plus le cas. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment la perception des choses a pu changer à l’époque, et du coup, d’amener les gens à parler des changements que connaît la Chine aujourd’hui.

Dans une certaine mesure, A Touch of Sin est votre film le plus commercial à ce jour. Si vous faites ensuite un film de genre, cela ne viendra-t-il pas confirmer cette tendance?

Le box-office ou la popularité sont loin de m’obséder. Je suis plutôt enclin à m’atteler à de nouveaux défis. A Touch of Sin m’a permis de traiter de la violence, un sujet inédit pour moi, de même que j’ai envie d’essayer d’élargir le langage cinématographique des films d’arts martiaux.

Qu’avez-vous appris de cette expérience?

Que nous ne pouvions pas éviter d’aborder la question de la violence, et qu’au contraire, il nous fallait en parler. Certains se plaindront du fait que j’aie tourné un film aussi sombre. Mais si nous n’essayons pas de nous colleter avec la noirceur, elle sera toujours bel et bien présente.

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Cannes

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