Trois décennies après sa sortie, le London Calling de Clash donne lieu à une réédition CD qui renvoie brusquement à ces années-là. Impressions vécues d’une époque brûlante.

17 février 1980, Londres. Ecrasé, excité, bientôt trempé, au premier rang du concert de Clash au Lyceum. Demain soir, on les verra dans le décor peplum d’un immense cinéma de banlieue (Lewisham Odeon), là, tout de suite, cela se passe dans une bonbonnière de 2500 punks, skins et teddys boys, unis par la même arrogance outre-manchière. Gargantua rock malgré son jeune âge, Clash a sorti un mois auparavant, un imposant double album de 19 titres, London Calling. C’est sa troisième livraison en moins de 3 ans. D’abord, il y eut le premier 33 Tours éponyme d’avril 1977, charge écrite au rasoir comme si la lutte des classes s’immisçait dans un rock devenu gras afin d’y tailler le lard de la surenchère. Chansons courtes et crues, gavées de tension et de mélodies exténuées ( Janie Jones, Hate And War…), comparses d’un premier break reggae exutoire ( Police & Thieves). La carcasse en 220 volts est aussi essentielle que celle des Pistols malgré l’océan des (premières) contradictions. Peut-on être révolté et signer chez le géant américain CBS? Selon Clash, oui. Après cet appel à l’émeute ( White Riot), débarque en novembre 1978, un second vinyle – Give’Em Enough Rope – confié à Sandy Pearlman, producteur US de Blue Oyster Cult. Le son, trop yankee, a du mal à contrôler ses bourrades heavy: la critique éreinte l’album, malgré tout numéro 2 en Grande-Bretagne. Le même automne, ce Clash-là allume l’AB et, plus encore, un cinéma désuet de Fléron: la sidérurgie liégeoise en rougit toujours. Au Lyceum 1980, la bande déboule enfin. Mick Jones, à un mètre devant nous, semble monté sur ressorts hydrauliques, multipliant les allers-retours maniaques vers les amplis poussés à fond. Joe, impérial en milieu de scène, ressemble au magicien qui va révéler le secret de la femme coupée en deux. Simonon, à droite, se contente de son curriculum charmeur d’élastique névrotique. Le seul signe d’une présence à la batterie, c’est la main gantée de Topper Headon qu’on aperçoit de loin, s’écrasant sur les toms avec une sévérité métronomique. Un cinquième larron, Mickey Gallagher (1), jette des accords d’orgue Hammond qui oxygènent les veines saturées des chansons. Pas de sécurité, pas de barrière, on est englué à la paroi humide de la scène, libre de prendre les photos qu’on veut, ce qui définit bien ces années-là où le punk-rock réinvente l’idée – illusoire mais quand même – d’une communauté réactive entre spectateurs et acteurs. Le concert est – restons sobres – fabuleux. La température ambiante du Lyceum remet une couche tropicale sur les chansons déjà fumantes, accouchées d’une matrice qui éjecte à flux tendu, punk, rock, reggae, funk, jazz, dub et rockabilly. Trente ans plus tard, le moment semble tellement sanguin qu’il s’inscrit pour toujours dans l’ADN émotionnel. Celui-là transporte évidemment l’idée de la jeunesse foudroyée de plaisir, d’un paroxysme qui n’a jamais existé à ce point-là et ne reviendra plus avec une telle impression d’absolu. Ce fragment d’inoubliable, ce sont aussi les chansons de London Calling qui le cons-truisent.

Merde sociale

La réédition 2009 de London Calling qui sort chez Sony (ex-CBS) n’ajoute rien à celle du 25e anniversaire. Elle est même moins complète puisqu’on n’y trouve pas les Vanilla Tapes, collection de démos et de versions alternatives. Par contre, elle contient le même making of réalisé par Don Letts et ces images noir et blanc, crapoteuses mais précieuses, du producteur Guy Stevens dans sa splendeur délirante. DJ précurseur, découvreur de talents pour Island (Spooky Tooth, Free, Traffic, Mott The Hoople), en 1979, Stevens est un cintré alcoolique qui crée volontairement un inconfort génétique en studio. Son idée: produire une tension obligeant le groupe à réévaluer sans cesse sa propre créativité. Le Clash du moment est sur la tangente: accusé de trahison par les meutes punks hardcore, humilié par la réception houleuse accordée à Give’Em Enough Rope, et séparé du mentor/manager Bernie Rhodes (2). Stevens évacue les doutes en bâtissant des scénarios fantasques – se coucher devant la Rolls du patron de CBS, verser de la bière dans un piano à queue, lancer des chaises sur les murs du studio… – pour amener Clash à la limite de la rupture. A son meilleur rendement électrique. Fiers et arrogants, Strummer/Jones réalisent que les morceaux ont intérêt à sublimer le bordel ambiant et à (re)mettre le groupe à la seule place envisageable: au sommet. Enregistré à l’été 1979 dans les Studios Wessex, London Calling raconte l’Angleterre de Margaret Thatcher. Le pays est dans une déprimante merde sociale: le National Front y fait la bringue alors que les news mondiales font la gueule. Afghanistan envahi par les Russes, révélation de l’ampleur monstrueuse du génocide Khmer Rouge, fuite nucléaire à Three Miles Island, guerres civiles en Amérique latine. Tout cela se retrouve à un degré ou l’autre dans London Calling même si l’album est plus métaphorique que les précédents. Oui, il est politique avec Spanish Bombs qui cite Garcia Lorca et restitue les enjeux de la guerre civile espagnole, oui, il s’avoue anti-corporate de nature ( Koka Kola). Mais il perpétue aussi les propres histoires clashiennes, londoniennes, métissées, nées entre Brixton et Ladbroke Grove. Simonon pond un reggae menaçant ( Guns Of Brixton) alors que Jones noie sa récente séparation dans l’intensité d’un semi-tempo bouleversant ( Train In Vain). Si tous les morceaux qui hantent l’album comme l’époque ( Rudie Can’t Fail, Lost In The Supermarket, Death Of Glory) ont toujours, trois décennies après, la même brillance rock, le même plexus émotionnel, ce n’est pas seulement parce que l’époque actuelle est – au moins – aussi terrible. Mais parce que Clash a trouvé – à l’instar du Presley ’55 ou des Stones ’69 – la chimie rock qui fait l’éternité. Ou tout au moins, en donne la grandiose illusion…

(1) claviériste des Blockheads, le groupe de Ian Dury, il est accompagnateur sans

être membre officiel.

(2) il reviendra en 1981 et poussera à l’éviction de Mick Jones en 1983, menant à l’anéantissement du groupe à court terme.

Texte Philippe Cornet

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