De haute tenue, la 62e édition du Festival de Cannes a célébré le film de genre en plus de nourrir un passionnant questionnement identitaire.

Le rideau s’est à peine refermé sur Anna Mouglalis, endossant les habits de Coco Chanel face à Stravinsky quelques mois seulement après Audrey Tautou, que déjà pointe l’heure traditionnelle du bilan. Celui de la 62e édition du Festival de Cannes fera état, et c’est là l’essentiel, d’un millésime de haut vol. Pas vraiment une surprise, compte tenu du plateau, auteurs et £uvres, réuni par Thierry Frémeaux, encore fallait-il qu’ils ne déçoivent point. A l’arrivée, le contrat est mieux que rempli: les Haneke, Audiard, Campion, Almodovar et autre Resnais se sont montrés au meilleur de leur forme. Tout au plus si, parmi les plus attendus, Lars von Trier et Quentin Tarantino sont apparus à des années-lumière de l’inspiration qui leur avait valu, en d’autres temps, la Palme d’or; le premier, avec un film audacieux mais bien dérisoire à force d’excès, le second, avec une potacherie indigne de la compétition.

La présence de Inglorious Basterds, de Tarantino, amène cependant un constat: 2009 consacre l’émergence, à ce niveau s’entend, du film de genre, accueilli en grande pompe (et en grand nombre) dans le Saint des saints, la compétition. On peut même parler de tendance lourde, avec trois films qui sont autant de purs produits du cinéma de genre, à savoir Bak-Jwi, de Park Chan-wook, Vengeance, de Johnnie To, et Inglorious Basterds. Et beaucoup d’autres qui en sont des dérivés: inspiré dans le chef de Audiard, qui amène, avec Un prophète, le film de prison en des terrains inédits; enchanteur, avec Etreintes brisées, de Almodovar, qui inscrit son propos au confluent du mélodrame et du film noir; indigeste pour Lars von Trier, dont le Antichrist ressort, à maints égards, au seul cinéma d’horreur.

Au-delà de cette confusion des genres, l’autre tendance esthétique tient à une propension du cinéma à se réfléchir lui-même. Un postulat à l’£uvre tant chez Almodovar que chez Tarantino, mais aussi chez Tsaï Ming-liang ( Visage) et Hirokazu Kore-Eda ( Air Doll) – quatre auteurs qui placent, avec des effets sensiblement différents, le médium même au c£ur de leur démarche.

S’agissant ici également de thématiques, l’impression d’ensemble apparaît éclatée, sans ligne directrice unique. Normal, sans doute, pour une manifestation où l’identité s’est vue questionner sans relâche – qu’il s’agisse de sa construction, sa déconstruction, son dédoublement voire encore son effritement. La poupée gonflable qui s’anime et s’interroge sur le sens de l’existence dans Air Doll, le lumineux film de Kore-Eda, apparaît, à cet égard, comme la figure matricielle du Festival.

Elle a été suivie, au fil des jours d’une galerie de personnages en proie à de sérieux troubles identitaires – qu’il s’agisse de la femme se fondant littéralement dans une autre de Ne te retourne pas, de Marina de Van, ou de l’homme adoptant, puisqu’il lui faut bien survivre, une identité d’emprunt dans Etreintes brisées; qu’il s’agisse encore du taulard reconverti escroc par souci de se conformer à la norme sociale de A l’origine, de Xavier Giannoli, ou du postier adoptant son idole footballistique comme ange gardien dans Looking for Eric. On pourrait ainsi multiplier les exemples à l’infini. Ainsi, par exemple, de cette identité se dérobant, ou en passe de s’estomper encore chez Alain Resnais – faut-il vraiment voir un hasard au fait que l’héroïne insaisissable des Herbes folles s’appelle Mme Muir, évoquant la Gene Tierney de The Ghost and Mrs Muir, de Mankiewicz? Ou, tant qu’à évoquer des fantômes, celui, incandescent, de Romy Schneider, au c£ur de L’enfer, de Clouzot, miraculeusement exhumé par Serge Bromberg, avec Bérénice Béjo venue faire écho au mythe en un étrange exercice de lecture/substitution.

Ruban blanc et fumée noire

D’autres inscrivent par ailleurs ce questionnement dans une perspective plus large. C’est le cas du Vincere, de Marco Bellocchio, où la négation de l’identité se double d’une étude à froid de la personnalité de Mussolini. C’est celui, encore, d’Elia Suleiman, qui ancre sa démarche dans le mouvement de l’histoire de la Palestine. C’est le cas, aussi, de Jacques Audiard et Michael Haneke qui, s’agissant de la construction de l’être, brassent des enjeux à hauteur de la société. Film de prison, Un prophète, que signe le cinéaste français, est aussi le récit d’un apprentissage qui fait de Malik un criminel d’un type nouveau, rompu aux impératifs de notre temps, décortiqués par le cinéaste au sein de son laboratoire carcéral.

Quant à Michael Haneke, son Ruban blanc montre comment une éducation rigide, doublée de la conviction d’être dépositaire d’une autorité divine, porte en elle les ferments du fascisme et d’autres totalitarismes. Victimes d’un modèle éducatif ultra-répressif, les enfants qui peuplent le film seront aussi, ceux qui, vingt ans plus tard, embrasseront l’idéologie nazie. C’est dire si le film, par ailleurs formidable accomplissement esthétique, se révèle aussi pénétrant que pertinent sous ses dehors austères – avec une Palme d’or largement méritée à la clé.

C’est dire encore si Cannes n’a pas failli, en 2009, à sa vocation d’ausculter le monde, fût-ce par des chemins détournés. Et de proposer une carte actualisée du désarroi social ( Looking for Eric, A l’origine, La merditude des choses, Fish Tank, Kinatay,…), mais aussi du désarroi intime (thème, du reste, omniprésent, de Nuits d’ivresse printanière à Air Doll, d’ Antichrist à Lost Persons Area, parmi d’autres). Cela étant, dans un festival ayant choisi de tutoyer les extrêmes, du romantisme exacerbé de Bright Star, de Jane Campion, aux torrents d’hémoglobine de Drag Me to Hell, de Sam Raimi; de la surenchère sado-masochiste de Antichrist au doux délire de Panique au village, on a pu constater une volonté de s’arrimer, quel qu’en soit le prix, à un semblant de légèreté.

Celle des protagonistes des Tales from the Golden Age, proposés par Cristian Mungiu et quelques autres, ressemble à une politesse du désespoir déclinée au quotidien dans la Roumanie de Ceaucescu. Au-delà, et moins anecdotique qu’il n’y paraît, c’est la figure du ballon qui émerge – celui qui s’envole, classiquement, à la fin de Fish Tank; ceux aussi, multicolores, qui emportent la maison du vieillard vers un horizon d’aventures inespérées dans Up!; celui, encore qu’Eric Cantona, ombre bienveillante de Looking for Eric, propulse, d’un geste aérien, dans le goal de Sunderland, avant de communier avec tout un stade. Un peu de légèreté dans un monde de brutes? l

Texte Jean-François Pluijgers, à Cannes.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content