Touché-coulé

© © Olivier Donnet

Recordman du jeu en ligne, la saga des World of se livre à une guerre sans mort humaine. La série férue d’histoire réveille les nationalismes tout en cultivant un modélisme fétichiste. Reportage et explications en direct de Toulon, à l’occasion de la sortie des nouveaux navires françaisde World of Warships.

« Vous ne voulez pas me payer une petite bouteille de champagne? Sûr? » Perchée sur un haut tabouret, une hôtesse peine à ferrer les rares passants arpentant l’avenue de la République à Toulon. L’invitation nocturne lancée sur cette artère reliant le stade Mayol au plus grand port militaire de France résonne comme un vestige du passé. Car les bars à champagne pour marins en perm’ y ont rangé leurs néons depuis les années 80. Tout le contraire de la base navale voisine qui, avec 25 000 militaires, des restaurants et autres clubs de tennis, clignote comme une ville dans la ville. Comptez quinze minutes de bus pour la traverser de bout en bout.

Wargaming, roi onlinedes combats aériens, terrestres et navals avait visé juste le mois dernier. Pour présenter l’ajout d’une rapide mais fragile flotte française à son World of Warships, l’éditeur aux 110 millions d’adeptes prenait ses quartiers à l’entrée de l’arsenal de Toulon, dans le Musée national de la Marine. La pieuvre qui compte seize bureaux dans le monde (y compris en Chine) ne partait toutefois pas en goguette pour faire sa promo méditerranéenne. Comme pour casser sa réputation de party harder -les plus folles bamboules de l’Electric Entertainment Expo ou de la Gamescom, c’est eux-, le studio biélorusse basé à Chypre organisait une visite guidée d’une frégate active au Moyen-Orient. Avant de monter à bord, un documentariste, un ex-amiral et le directeur du Musée de la Marine étaient convoqués à la conférence. Du DJ set de Steve Aoki que Wargaming programmait à San Francisco à leur défilé de tanks dans les rues de Los Angeles il y a quelques années, la fin de la récré a sonné.

Forte d’un butin de guerre estimé à 590 millions de dollars de bénéfices en 2015, la machine Wargaming repose de fait sur sa crédibilité historique et sur le soin apporté à la modélisation digitale de ses centaines d’engins blindés. Finançant le fond annuel américain du Memorial Day, la société aux 4 000 employés offrait par exemple, en 2012, un million de dollars à un fermier du Lincolnshire en Grande-Bretagne. Mission? L’aider à déterrer des carlingues d’avions Spitfire en Birmanie. L’éditeur qui a sponsorisé Fury (le film de guerre avec Brad Pitt) travaille également avec 17 musées de la guerre en Europe pour puiser dans leurs plans originaux de tanks, avions et navires de légende.

Coup de jeune au musée

« Les musées sont assez old school, il est donc parfois difficile des les convaincre. Mais dès qu’ils comprennent notre travail pédagogique, ils nous suivent.On a multiplié les projets avec le Tank Museum à Bovington pour World of Tanks. En échange de leur aide documentaire, nous leur avons développé une immersion en VR dans un blindé », explique Kresimir Gusak, en charge du volet institutionnel et des archives chez Wargaming. « Notre jeu influence également leurs acquisitions. Nous leur avons par exemple conseillé d’acquérir un Tiger Tank car il est populaire dans notre jeu. Les gamers finissent par s’attacher à leur véhicule favori et veulent au final en savoir plus, ce qui est bon pour le musée… » Recordman au Guiness Book du plus grand nombre de joueurs connectés simultanément au monde avec 190 541 joueurs en 2016, la compagnie n’a pas suscité ce genre de liens mécanico-affectifs par hasard. Nombreux sont les joueurs qui finissent par chérir un appareil fétiche qu’ils auront fait évoluer au fil des victoires, tel un Pokémon mécanique.

L’organisation des joutes en équipes de douze gamers contre autant de bots ou d’humains en ligne suivent une partition simple sur World of Warships. Les déplacements des bâtiments et la gestion de leurs tirs aussi. Mais une foule de subtilités épice ces combats navals. Sur la carte, un destroyer rapide, puissant mais faible en défense, ne se joue ainsi pas comme un cuirassé, dont la lenteur et le nombre de canons à gérer (jusqu’à huit) exige de la prudence. La position du navire qui demande de protéger ses flancs, la gestion de l’inertie aquatique et l’anticipation des déplacements adverses (que l’on a dans le viseur) feront valser les mousses béotiens par-dessus bord. Du Bismarck allemand au Yamato japonais, on se planque également derrière des îles. Le tout au fil d’un gameplay sophistiqué et bien rodé par World of Tanks.

Ma patrie d’abord

L’ancien triangle des valeurs travail-famille-patrie a volé en éclats en Occident. Mais la saga des World of exacerbe les sentiments d’appartenance nationale en ligne. Le succès instantané de World of Tanks en Russie en 2010 s’explique ainsi par la fierté patriotique liée à la Sconde Guerre mondiale (« Great Patriotic War ») qu’il réveillait. « La nationalité des gamers joue dans le choix des pavillons des bateaux, la fierté nationale exerce donc clairement une influence sur le jeu », note Jacek Pudlik, producteur associé de WOW pour l’Europe. « Les styles de jeu dépendent également des pays. Les Allemands calculent leurs mouvements et sont plus lents. Les Polonais sont plus rapides et agressifs. Mais cela reste des tendances, pas des généralités. »

World of Tanks rouvrait également les cicatrices nationales pour ses championnats du monde organisés en Pologne, l’année passée. Bien que non badgés aux couleurs de l’URSS, le défilé de chars russes dans les rues de Varsovie y interpellait plus d’un passant selon un article du journal Le Monde. Il y a trois ans, face à l’émoi suscité en Corée, World of Warships retirait également de sa flotte japonaise le drapeau du soleil qu’arborait l’armée nippone pendant la Seconde Guerre mondiale.

« Nos jeux restent dans le passé et en tant que compagnie, nous évoluons en dehors du débat politique. On enlève donc les croix gammées ou les symboles SS sur les torpilles allemandes. Mais il y aura toujours des impacts imprévus, des influences », poursuitJacek Pudlik. « Cela dit, nous accordons une grande importance à l’éducation par l’Histoire. Il est important que nos joueurs comprennent qui a attaqué qui par le passé, pourquoi les Nations ont dû construire à un moment donné des machines de plus en plus grandes. Poser un contexte pour qu’ils comprennent est capital. Nous expliquons que le bombardement de l’Arizona a par exemple provoqué un millier de morts, sans toutefois porter de jugement. »

Impossible de ne pas penser à la faucheuse avant de poser un pied sur le pont du Jean Bart à Toulon. À quai avant un départ imminent au large de la Syrie, les entrailles de la frégate s’ouvrent comme un potentiel cercueil métallique. Les actions militaires navales contemporaines ne font, certes, plus beaucoup parler la poudre contrairement à World of Warships. Mais la présence de huit missiles Exocet dont un seul est à même de « mettre hors d’état de nuire une frégate » (comme nous l’explique un gradé) rappelle que le bâtiment hébergeant 230 militaires garde bien une vocation meurtrière. Pendant la guerre des Malouines, les Argentins ont d’ailleurs coulé un bateau anglais avec cette arme.

À tribord, une brosse à WC Ikea est utilisée pour ramoner une sulfateuse dont les impacts font des trous de balles de ping-pong. Soyons désinvoltes, n’ayons l’air de rien. Intimidés, certains journalistes de la presse gaming posent des questions absurdes et drôles au personnel naviguant pour se rassurer. Difficile toutefois de ne pas se dire que cette visite de presse et les trois titres de Wargaming ne jouent pas comme une propagande pro armée à l’image d’America’s Army.« World of Warships ne donne pas goût à la guerre mais plutôt aux machines, à l’ingénierie et à l’Histoire. Nous ne recréons en outre pas des conflits précis, notre travail d’exactitude historique s’arrête à celui des machines », trancheJacek Pudlik. « Nous ne montrons aucun militaire sur les rivages. De nos trailers à notre approche du gameplay de World of Warships on ne rend pas l’acte de tuer des gens cool. Ça ne se voit pas forcément de l’extérieur, mais on se concentre sur les machines, pas sur les morts. »

World of Warships. Édité et développé par Wargaming, âge: 7+, disponible en free to play sur PC et Mac.

Texte Michi-Hiro Tamaï, à Toulon

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