Le cinéaste américain investit l’univers de Lewis Carroll pour livrer sa version des aventures d’Alice au pays des merveilles. Du pur Burton, mais résolument dans l’esprit du conte original.

Tim Burton adaptant Lewis Carroll, quoi de plus naturel? Si sa version de Alice in Wonderland porte résolument sa griffe – passée l’ouverture dans un jardin anglais, on se retrouve en terrain familier, en effet -, le film du cinéaste américain rencontre aussi on ne peut mieux l’imaginaire de l’écrivain britannique. Pour peu, on jurerait qu’ils ne faisaient qu’un dans une autre vie – éventualité qui a d’ailleurs le don de beaucoup amuser l’auteur d’ Edward Scissorhands. Burton, on le retrouve tel qu’en lui-même, vêtu de noir de pied en cap, la tignasse hirsute, et le regard pétillant derrière ses lunettes légèrement fumées. Le réalisateur est d’excellente humeur – le résultat conjoint, qui sait, d’une première londonienne réussie, la veille au soir, et de la levée des menaces pesant sur la sortie de son film dans les salles anglaises? (1) – , et expansif comme rarement. Voilà 3 ans déjà que Disney l’a approché pour se lancer dans l’aventure d’Alice. Une perspective qu’il n’a pas tardé à trouver séduisante, des raisons techniques – « d’emblée, il était question de faire le film en 3D, et cela a influé sur ma décision. La 3D m’intéressait, j’avais le sentiment de faire face à la meilleure conjonction possible entre un médium et le matériel » – s’ajoutant à l’immense potentiel offert par les contes de Lewis Carroll.

Affranchi de toute pression

Empruntant aussi bien à Alice au pays des merveilles qu’à De l’autre côté du miroir, le film de Tim Burton n’en est pas pour autant la transposition littérale. « Chacun ayant sa propre vision d’Alice, il n’en existe pas non plus de version définitive. Il n’y a pas une version scintillante révérée de tous, ce qui pourrait poser problème. La multiplicité des représentations qu’en ont donné les artistes, illustrateurs et auteurs m’a affranchi de toute pression de cet ordre. » Le scénario de Linda Woolverton ( Beauty & the Beast, The Lion King) propose d’ailleurs, parmi d’autres décalages, une relecture du conte à travers les yeux d’une Alice désormais âgée de 19 ans, de retour dans le monde fantaisiste qu’elle avait découvert enfant. « J’ai trouvé judicieux qu’elle soit placée dans un contexte différent, et plus particulièrement à cette période de la vie où l’on est en transition. On ne se sent pas bien dans sa peau, on n’est ni jeune, ni vieux, et en quelque sorte dans l’expectative, ce qui me semblait parfaitement convenir à l’histoire de Lewis Carroll. » Une histoire que la caméra de Burton envisage par ailleurs à hauteur du rêve éveillé de sa protagoniste centrale, manière d’explorer l’imaginaire et les réponses qu’il peut apporter aux questions qu’elle se pose: « On a tendance a vouloir séparer ces choses, mais tout est entrelacé. Carroll a fait cela magnifiquement, tout en restant suffisamment crypté pour que, aussi loin que l’on pousse l’analyse, subsiste une part d’inconnu. Ses livres ont un pouvoir incroyable. » Fidèle à l’esprit si pas à la lettre, Burton se réapproprie ainsi le conte sans pour autant le dévoyer, en redistribuant encore les rôles, jusqu’à faire son deuil de certains personnages – le Morse, par exemple, encore qu’invité à la fête par clin d’£il interposé. « Tout le monde a ses personnages favoris, et ils sont sans doute différents pour chacun d’entre nous. Ce dont, dans mon esprit, souffrent beaucoup de personnages dans les différentes versions, c’est d’être uniformément fous. Nous avons essayé de leur donner plus de profondeur. Tous les personnages de Alice in Wonderland sont fous, mais nous avons veillé à ce que chacun ait sa forme particulière de folie. » Ainsi du bien nommé Chapelier Fou, qui vaut à Johnny Depp sa septième incursion dans l’univers du cinéaste -une relation d’exception qui en ferait presque son avatar dans ses étranges mondes oniriques. « Jusqu’à un certain point, acquiesce Burton. Je dois ressentir les choses, et nous avons vraiment des goûts très proches. Si j’aligne les films et les personnages que nous avons faits ensemble, c’est formidable et étonnant. » Un authentique condensé d’énergie créatrice – « mais ce n’est pas pour autant qu’il y a là quelque chose d’automatique, pas plus qu’avec Helena, d’ailleurs », ajoute le réalisateur, faisant allusion à Helena Bonham Carter, la Reine rouge dans Alice, et sa compagne à la ville et muse à l’écran depuis Planet of the Apes, en 2001.

Un groupe de rock génial

A propos de la complicité qui unit le trio, Anne Hathaway, Reine blanche et nouvelle venue dans l’univers de Burton, a cette réflexion: « Johnny, Tim et Helena me font penser à un groupe de rock génial. J’ai eu le sentiment d’être invitée à les accompagner sur leur album, un privilège rare. » Partagé, pour la circonstance, avec Mia Wasikowska, impeccable Alice. « Son choix s’est imposé rapidement. Il y avait quelque chose en elle que j’appréciais, à quoi s’ajoutait le fait qu’on ne l’avait guère vue, relève le cinéaste . Mia a aussi cette qualité d’être une jeune personne avec l’âme de quelqu’un de plus âgé: on pouvait voir qu’elle avait une vie intérieure et une certaine gravité, ce que je n’avais jamais ressenti chez aucune Alice. » Arguments décisifs, aux yeux de Disney également qui soutiendra d’entrée de jeu Burton dans ce choix d’un premier rôle n’ayant pourtant rien d’un nom au box-office.

C’est là, sans doute, le privilège d’un réalisateur ayant su concilier une vision aussi originale que personnelle avec des impératifs commerciaux, cela sans pour autant jamais se trahir – à croire que le courant dominant s’est rapproché de sa sensibilité. « C’est le genre de choses que je préfère ne pas analyser si je tiens à rester à moitié sain d’esprit, relève-t-il. Ce qui me plaît avant tout, c’est le simple fait de faire des films. Il ne faut pas perdre de vue que, quels que soient les impératifs du business ou de Hollywood, une fois sur le plateau, on est dans son monde à soi, privé, et c’est formidable: on dispose d’une bulle où l’on peut créer quelque chose. » Quant à sa faculté à se mouvoir dans le monde des studios? « Je suis un adulte responsable: je ne vais pas prendre leur argent, et dire: « fuck you, je vais vous pondre une merde étrange » (rires), je ne retravaillerais plus jamais. Je savais qu’ Alice était un film Disney, et je l’ai traité comme tel. Mais bon, vous avez lu l’histoire comme moiune chenille qui fume, Eat Me, Drink Me, des champignons: on ne peut tourner Alice in Wonderland en expurgeant le film de tout cela, et les gens de Disney l’ont fort bien compris. »

Précepte dont la traduction à l’écran est rien moins que stupéfiante: « Sur n’importe quel film, tout le monde fait de son mieux, observe Anne Hathaway. Mais quand on travaille avec Tim Burton, on tente en outre d’apporter son côté le plus créatif, chacun veillant à être aussi spécial que Tim et sa visionTim est une véritable inspiration.  » Reconnue à sa juste valeur, au demeurant, puisqu’à l’exposition que lui consacre pour l’heure le Moma, à New York, succédera la présidence du jury du festival de Cannes, en mai. Quant à ses projets de cinéaste, ils passent par une relecture, en version longue et en animation image par image, de Frankenweenie, l’un de ses premiers courts. Pour sûr, Tim Burton n’a pas fini de nous étonner. Ni de nous… émerveiller.

(1) Les exploitants des salles de divers pays européens, dont la Belgique,

ont menacé de boycotter le film, suite à la volonté de Disney de raccourcir le délai de parution du DVD de 4 à 3 mois après la sortie de Alice in Wonderland sur les écrans. au moment de boucler ce numéro, l’issue du conflit en belgique restait incertaine. a suivre sur www.focusvif.be

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