Thomas Stuber, rayon tendresse: « Ce sont les petites choses qui comptent pour moi »

Sandra Hüller et Franz Rogowski, employés de supermarché dans un film naturaliste et fantasmatique. © DR
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Cinéaste teuton basé à Leipzig, Thomas Stuber formalise avec Une valse dans les allées une romance en pointillés dans les allées d’un supermarché.

Au coeur d’Une valse dans les allées, adaptation au long cours par Thomas Stuber d’une nouvelle de Clemens Meyer, il y a ce personnage de peu de mots, Christian, garçon timide et solitaire au passé que l’on devine assez trouble, engagé au rayon boissons d’un supermarché allemand sous le patronage de Bruno. Là, il fait la connaissance de Marion, employée au présent que l’on devine assez compliqué, avec qui commence à naître une relation privilégiée faite de petits riens. De passage récemment à Bruxelles, Thomas Stuber raconte: « Bien souvent, le travail d’adaptation cinématographique consiste à dégraisser la matière d’un livre. Ici, c’est exactement l’inverse: la nouvelle de Clemens Meyer fait à peine 30 pages et le film dure plus de deux heures à l’arrivée. En tant que réalisateur, l’histoire en elle-même ne m’intéresse pas vraiment. Ce sont les petites choses qui comptent pour moi, certains détails très spécifiques, et la manière de les mettre en scène. Nous vivons une époque de récit essentiellement télévisé où absolument toutes les réponses doivent être données. Je pense que l’art a besoin de renouer avec une dimension plus secrète. »

Et, en effet, tout le film tient dans un équilibre délicat et fragile entre le dit et le non-dit, préférant poser ses personnages et ses situations visuellement, physiquement, avant que ne commencent à se dessiner quelques timides lignes d’explication. « J’aime avant tout l’idée de créer des contrastes. Par exemple, Christian est d’évidence d’une grande introversion mais des tatouages de chiens féroces sur son corps amènent une espèce de mystère voire même de suspense autour du personnage. Comment réconcilier ces deux aspects de sa personnalité? C’est aussi une façon d’impliquer le spectateur. Toutes les clés ne lui sont pas données. À lui de combler certains trous dans le récit, d’apporter certaines réponses s’il le souhaite. J’ai envie que le film continue à vivre au-delà du mot fin. »

Louable économie d’informations que semble pourtant venir contredire la présence ponctuelle, en apparence superflue, d’une voix off. « Cette voix off n’est jamais nécessaire à la compréhension du récit, en effet. Il ne s’agit pas de ça. Mais plutôt de contraste, à nouveau. Christian parle très peu, or lorsqu’on pénètre dans son esprit à travers sa voix off on comprend qu’il est tout sauf stupide ou simplet. C’est pour ça que cette narration est très élaborée, éloquente, très fine dans ses observations. Aussi, j’aime l’idée d’une histoire qui est racontée, qui appartient déjà au passé -un passé d’ailleurs un peu incertain, hors du temps. Ça amène une espèce de mélancolie, un attachement pour quelque chose de révolu. J’apprécie tout particulièrement ce genre de sentiment. »

Thomas Stuber, rayon tendresse:

Une valse à trois temps

Envisagé à la manière d’un petit univers en soi, d’un labyrinthe autant physique que mental, le supermarché, théâtre d’une romance en subtils pointillés éclairée aux néons blafards, est évidemment la grande affaire de cette valse qui oscille intelligemment entre la rétention sèche des émotions et leur libération sur-dramatisée -ces séquences portées par la musique, peu présente par ailleurs, de Son Lux ou Timber Timbre-, la tragédie plombée et le burlesque tendrement lunaire. Souvent comparé à Aki Kaurismäki ou Roy Andersson, Stuber évoque ainsi également ici ponctuellement le Paul Thomas Anderson de Punch-Drunk Love, tout en se réclamant d’un Rainer Werner Fassbinder et même des frères Dardenne.

Articulé en trois actes de longueurs très différentes et portant à chaque fois le prénom de l’un des protagonistes, le film cultive un sens de la composition éminemment géométrique, qui tient bien sûr à la nature même du supermarché mais se double également d’une véritable déclaration d’intention formelle. « J’ai cherché à installer une atmosphère quasiment scandinave, très détachée, à la simplicité presque planante. Pour cela, j’ai notamment essayé de laisser les plans respirer, de ne pas trop couper, pour que les personnages aient le loisir d’entrer et de sortir du champ, qui lui-même est conditionné par le découpage très spécifique des grands magasins, larges étendues structurées en allées étroites, relativement contraignantes pour les corps. Le langage du film découle aussi de l’environnement qu’il choisit d’investir. Il n’y a rien de plus normal, et en même temps d’irréel, qu’un supermarché. »

Et Stuber de réussir ainsi à faire exister, à l’intérieur même du magasin, une véritable géographie symbolique de l’ici et de l’ailleurs, la sensation d’un exotisme si loin si proche: si des poissons dans un aquarium renvoient inévitablement au sentiment d’emprisonnement qui habite les protagonistes, ces derniers peuvent toujours partir en escapade en Sibérie (la chambre froide du magasin) voire carrément en bord de mer (le poster océanique de la machine à café ou bien le son de vagues surgissant de nulle part). Entre un versant purement naturaliste et une dimension plus fantasmatique, Stuber ne choisit pas. Ou plutôt si, il choisit de ne pas choisir, dans un entremêlement de tous les instants, une valse des contraires qui s’attirent et connectent les éléments les plus disparates du récit en un filigrane harmonieux empreint de réalisme poétique.

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