PHILIP KAUFMAN, L’AUTEUR DE L’INSOUTENABLE LÉGÈRETÉ DE L’ÊTRE, A TROUVÉ REFUGE CHEZ HBO POUR TOURNER SON HEMINGWAY & GELLHORN, AMPLE BIOPIC À DEUX VOIX HABITÉ PAR UNE EXCEPTIONNELLE NICOLE KIDMAN. OU QUAND LA TÉLÉ FAIT SON CINÉMA…

Philip Kaufman est un cinéaste rare: une douzaine de films, à peine, balisent un parcours entamé en 1964 avec Goldstein, et qui l’a vu, parmi d’autres réussites, signer de mémorables adaptations de L’insoutenable légèreté de l’être, de Milan Kundera, ou de The Right Stuff, de Tom Wolfe. Découvert en sélection officielle lors du dernier festival de Cannes, Hemingway & Gellhorn, son nouvel opus, marque un cap dans la carrière du cinéaste américain, puisqu’il s’agit de sa première réalisation pour la télévision. Encore convient-il préciser que le film est une production HBO, cette même chaîne qui avait accueilli, il y a quelques mois de cela, le formidable Mildred Pierce de Todd Haynes -autant dire qu’il y a là une alternative créative pour auteurs en étant venus à désespérer de Hollywood. « Le film a été pensé pour le grand écran, souligne d’ailleurs un Kaufman affable, mais il ne se trouve plus guère de gens, aujourd’hui, pour se lancer dans une telle entreprise. Lorsque le patron de HBO m’a appelé pour me proposer de le produire dans la limite de leurs budgets, j’ai réfléchi avant d’accepter. J’ai appelé mon ami Walter Murch (avec qui Kaufman avait déjà travaillé sur L’insoutenable légèreté de l’être, ndlr) et nous avons tourné ce film comme on ferait un long métrage de cinéma, sans concessions pour la télévision, même si nous avons utilisé des techniques toutes récentes, notamment pour incruster les personnages dans des images d’archives. Je n’aurais pas pu faire ce film pour un studio: Hollywood ne tourne plus d’histoires d’amour adultes, et un projet sur un auteur comme Hemingway ne les intéresse pas. » Constat énoncé sans amertume apparente, Kaufman refusant d’ailleurs de se considérer comme un cinéaste hollywoodien-« je n’ai jamais tourné que deux films au sein du système. Et même si The Right Stuff a été produit avec de l’argent hollywoodien, je l’ai fait à ma façon. »

Grace under pressure

Il y avait de toute évidence dans Hemingway & Gellhorn tous les ingrédients à même d’intéresser le cinéaste. Kaufman n’est pas seulement un fin lettré, son oeuvre est habitée de la présence d’écrivains « bigger than life », le Henry Miller de Henry & June, oeuvre sensuelle revisitant la relation entre l’auteur de Tropic of Cancer et Anaïs Nin, ou le Sade de Quills, multipliant les provocations depuis sa cellule de l’asile de Charenton. Mais si Ernest « Papa » Hemingway est bien au coeur du film, images d’Epinal et rodomontades incluses, c’est surtout Martha Gellhorn que donne à découvrir ce biopic à deux voix, envisageant de son point de vue leur relation volcanique qui, esquissée du côté de Key West, se concrétisera sous les feux de la guerre d’Espagne. Dotée d’un sacré tempérament, Gellhorn y était correspondante pour Collier’s, en effet, tandis qu’Hemingway accompagnait Joris Ivens, parti tourner Terre d’Espagne. C’est là le noeud d’un film qui les suivra ensuite de Cuba en Chine puis sur les plages du Débarquement, en écho aux soubresauts du monde.

Pour incarner celle qui fut, jusqu’à sa mort en 1998, une correspondante de guerre d’exception, voulant écrire « comme Robert Capa faisait des photos », Philip Kaufman a fait appel à Nicole Kidman -un choix judicieux, l’actrice australienne ajoutant à la flamme scintillant dans son regard une détermination que l’on pressent sans failles. Pour l’heure, ayant troqué la tenue de terrain pour un ensemble Dior lui allant à ravir, Mrs Kidman fait front dans l’adversité -Hemingway aurait parlé de « grace under pressure ». A l’heure des interviews, Clive Owen, son partenaire à l’écran, lui a fait faux bond en effet, bloqué qu’il se trouvait dans un ascenseur (sic, ces choses arrivent même dans les palaces cannois). L’acteur en sera quitte pour une angoisse passagère, laissant à la comédienne le soin d’occuper seule le champ médiatique, sans que l’on ait, pour tout dire, eu à s’en plaindre.

Si elle ne connaissait pas Martha Gellhorn au moment de se lancer dans cette aventure, Nicole Kidman avait déjà entendu parler de Philip Kaufman, dont elle avait apprécié les films avant de découvrir l’homme: « C’était à San Francisco, lors d’une réception où l’on récoltait des fonds au profit des femmes abusées. Philip venait de perdre son épouse, avec qui il avait vécu 55 ans. Je ne le connaissais pas personnellement, mais j’étais au courant, et lorsque nous en avons parlé, mon coeur lui a été acquis tant j’ai pu voir combien il était dévasté, lui qui avait tout laissé tomber pendant des années pour s’occuper d’elle. Quelques jours plus tard, mon agent m’a suggéré de lire un scénario auquel le nom de Philip était associé. C’est alors que j’ai découvert Martha. J’avais à peine refermé le script que je l’ai appelé pour lui dire qu’il n’avait qu’à me faire savoir où et quand il tournerait. »

Conscience féministe

Martha Gellhorn ne pouvait que séduire une Kidman dont les choix de carrière sont là pour rappeler l’indépendance d’esprit, de To Die For à Eyes Wide Shut; de Dogville à The Paperboy, et jusqu’à Rabbit Hole qu’elle produisit elle-même. De la correspondante de guerre doublée d’une femme passionnée, l’actrice salue d’abord le fait qu’elle soit « restée fidèle à elle-même. Elle n’a pas essayé de devenir quelque chose qu’elle n’était pas. Elle avait un esprit, une ténacité et une compassion extraordinaires qui l’ont conduite, jusqu’à sa mort, à vouloir voir les atrocités du monde et donner la parole à ceux qui en étaient dénués. On ne peut que s’incliner devant de telles qualités, et j’ai tenu pour ma part à honorer sa force. On l’a trop souvent désignée comme « la troisième femme de Hemingway » alors qu’elle était bien plus que cela. » Ce dont le film rend fort bien compte, d’ailleurs, et que Hemingway lui-même admettra à sa façon, reconnaissant sa dette à Gellhorn dans Pour qui sonne le glas.

Il y a à l’évidence dans cette femme évoluant dans un monde d’hommes l’expression d’une conscience féministe, situation n’étant pas sans évoquer celle d’une Kidman promenant sa longue silhouette dans l’industrie du cinéma. « C’est vrai, opine celle-ci. J’ai été éduquée par une mère féministe, et j’ai toujours tenté de veiller aux intérêts des femmes, en ce sens qu’il faut nous soutenir mutuellement. Les femmes sont plus soumises à la critique, leurs choix font l’objet de commentaires plus durs. Meryl Streep en a parlé lorsqu’elle a joué Margaret Thatcher: ce n’était pas tant le fait d’adhérer ou non à sa politique qui importait, que celui de documenter sa vie, celle d’une femme dans un monde d’hommes. Et à ce titre, ce qu’elle a accompli constitue déjà quelque chose d’extraordinaire. Cela vaut aussi pour Martha: que l’on partage ou non ses choix d’existence, le fait d’être seule et de tout sacrifier à sa carrière notamment, son histoire en elle-même est incroyable et cruciale. »

Si Hemingway n’a pas cessé d’alimenter la légende, et ce, de son vivant déjà, Gellhorn est pour sa part passée à la postérité comme la plus grande correspondante de guerre de son temps, incarnant cette grandeur que le romancier exprimait dans ses romans. Et ouvrant, incidemment, la voie pour beaucoup d’autres. Philip Kaufman raconte ainsi que Marie Colvin, journaliste américaine disparue il y a quelques mois en Syrie, gardait toujours sur elle un exemplaire de The Face of War, qu’avait écrit Gellhorn. « Les correspondants de guerre sont des héros méconnus, surtout les femmes », observe le réalisateur. Il n’en allait pas autrement de ces pilotes d’essai et autres astronautes engagés aux premières loges de la conquête spatiale, dont il avait su magistralement transcender l’épopée dans The Right Stuff. Inscrite dans la marche de l’Histoire, celle de Hemingway et Gellhorn prend le même tour épique devant sa caméra, union fantastique et dévastatrice à la démesure de ses protagonistes. Non sans donner au passage tout son sens à l’expression télévision grand format…

HEMINGWAY & GELLHORN, À VOIR LES 15, 24 ET 27/12 SUR BE CINÉ ET LE 18 SUR BE 1.

RENCONTRES JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À CANNES

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