Death to 2020, le programme Netflix que n’a pas aimé le Pierre Rabhi du cinoche sur canapé

Samuel Jackson dans Death to 2020 de Charlie Brooker. © SAEED ADYANI/NETFLIX
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Citer Paul Vanden Boyenants et Black Mirror dans une chronique critiquant la politique éditoriale de Netflix, c’est possible et ce Crash Test S06E18 vous le prouve en cinq paragraphes. La décroissance volontaire, c’est aussi voir moins mais mieux. Et meilleur!

C’est devant Death To 2020, la pantalonnade signée « des créateurs de Black Mirror » sur Netflix que je me suis surpris, il y a quelques jours, à reprendre à mon compte la célèbre sentence de Paul Vanden Boyenants: trop is te veel! Ce show a l’air d’avoir ses aficionados sur Twitter, qui le trouvent tous fort drôle, « bien foutu« , « l’année bien résumée« , « cathartique« , « dingue« . Personnellement, j’ai beau avoir souri quelques fois, je me suis largement ennuyé durant ces 60 minutes et quelques de rétrospective satirique. J’ai trouvé ça feignasse, facile, une plus grande entourloupe encore que les dossiers fiscaux du même Vanden Boyenants. Je m’explique: avant de devenir célèbre à échelle mondiale en tant que showrunner de la série Black Mirror, Charlie Brooker était surtout connu au Royaume-Uni pour être le présentateur de tout un tas de programmes cultes axés, justement, sur les rétrospectives critiques et satiriques. Gameswipe s’attaquait aux jeux vidéo, Screenwipe à la télévision, Weekly Wipe se moquait plus largement de la culture populaire et Newswipe, on s’en doute, de l’actualité. Tout cela était très potache, un peu Snul, mais aussi très mordant. Une sorte de mélange à la sauce anglaise du Zapping de Canal+, des Guignols de l’Info et d’Arrêt sur Images. Les politiciens et les pop-stars en prenaient drôlement pour leurs grades mais l’homme de la rue et sa femme de canapé n’étaient nullement épargnés. Newswipe donnait ainsi régulièrement la parole à Barry Shitpeas et Philomena Crunk, deux personnages fictifs alignant les poncifs beaufs et absurdes tels que l’on en récolte en pratiquant le micro-trottoir ou en traînant sur Twitter.

Tracey Ullman en reine Elizabeth II dans Death to 2020.
Tracey Ullman en reine Elizabeth II dans Death to 2020.© KEITH BERNSTEIN/NETFLIX

En 2008, Charlie Brooker écrit Dead Set, une apocalypse zombie dont les survivants humains sont les participants à l’émission de télé-réalité Big Brother. Alors que l’on s’attend à une franche comédie, le ton est sombre, l’ambiance violente. C’est même par moments franchement sordide, drôlement plus proche de 28 Days Later que de Shaun of the Dead. Une qualité d’écriture noire qui annonce Black Mirror trois ans plus tard. Produites par Channel 4, les deux premières saisons de la série sont les plus déstabilisantes, les plus tristes et les plus sombres. Lorsqu’en 2015, Netflix rachète le concept et allonge le chèque pour les épisodes supplémentaires, ça ne sera plus jamais vraiment pareil. De petite série typiquement britannique réservée à un public averti, amateur de dystopies cauchemardesques et de science-fiction plutôt adulte, Black Mirror devient un show planétaire, fabriqué pour séduire en Europe, aux États-Unis et en Asie le coeur de cible de la plateforme de streaming: les adolescents. Les Américains débarquent dans la production: Jodie Foster, Bryce Dallas Howard, Jon Hamm… Les scénarios se font un tout petit peu moins radicaux, drôlement moins noirs surtout. Les personnages principaux deviennent plus jeunes, les histoires plus jouettes. Brooker dévoile aussi vite ses limites de scénariste, avec sa grosse tendance à ressasser les quelques mêmes thèmes et à se perdre dans la franche imbécillité (LE HAMSTER!!! LES ABEILLES!!! L’HOMOSEXUALITÉ VIRTUELLE!!!). Que Black Mirror ne soit plus systématiquement déprimant et accueille désormais la comédie, la légèreté et l’émotion n’est pas forcément jouer la carte perdante mais n’en demeure pas moins qu’en seulement quelques années, on passe du nauséeux White Bear, véritable claque morale questionnant notre rapport à la justice, à Miley Cyrus reprenant Nine Inch Nails pour s’affirmer rockeuse et prouver qu’elle peut être une actrice aussi « intense » que Lady Gaga. Bref, Charlie Brooker a peut-être bien indéniablement vendu son âme au Big Business planétaire.

Ce que confirme, selon moi, Death To 2020. Parce que ce n’est jamais qu’un Newswipe maximalisé où Barry Shitpeas est remplacé par Samuel L. Jackson. C’est un Newswipe dopé aux dollars, américanisé, pensé pour les adolescents mondiaux « fans de Black Mirror » et non plus réservé au public, de gauche et très « Génération X », de Channel 4. C’est moins trash, moins provocateur, plus gentil qu’un Newswipe. Plus cadré, moins spontané. Truffé de stars mais manquant cruellement d’images d’archives aussi étranges que bien réelles, comme cela avait toujours été le cas jusqu’ici. Bref, pas grand-chose de plus qu’un énième exemple de show anglais réservé aux Anglais et aux anglophiles qui se retrouve soudainement parachuté aux États-Unis; avec pour mission de faire rire la planète entière et de ramener des dollars des quatre coins du monde. Autrement dit, le même cas de figure qui fait qu’en 2000, on meurt de rire devant le Guide To Britain de Borat toujours sur Channel 4, que l’on rit déjà nettement moins devant son premier film en Amérique six ans plus tard et que l’on ne rit pour ainsi dire plus du tout en 2020 devant le deuxième Borat, qui lui aussi, ne semble exister que pour pousser les anti-Trump à s’abonner à une plateforme de streaming et à générer des commentaires « trop LOL » sur les réseaux sociaux.

Leslie Jones dans Death to 2020 de Charlie Brooker.
Leslie Jones dans Death to 2020 de Charlie Brooker.© SAEED ADYANI/NETFLIX

Il y a une chose que l’on sait peu, c’est que Charlie Brooker n’a plus les droits de Black Mirror. Au moment d’écrire ceci, c’est Endemol qui les possède et comme il y a litige, il est aux producteurs pour le moment juridiquement interdit de lancer une nouvelle saison de la série. Les avocats de Netflix travaillent bien entendu à réparer cela fissa mais en attendant, comment occuper Charlie? Le voilà qui propose une resucée mondialisée de Newswipe et banco, Netflix accepte, et donne les sous pour que l’on puisse y voir Leslie Jones, Samuel L. Jackson et Hugh Grant en mode total-déconne, alignant les gros mots et les analyses politiques de bistrots pour générer plus de rires faciles que de réflexions et de troubles moraux. Je trouve à cette idée quelque chose de franchement déprimant. Parce qu’en fait, je me sens tout simplement trahi, voire carrément sali, par Netflix. De plus en plus souvent, d’ailleurs. Je fais partie d’un public que la télé à papa et Hollywood ont complètement laissé tomber, que le cinéma européen ne satisfait que rarement et à qui il ne reste donc que les vieilleries, les Asiatiques et des structures comme Netflix pour tenter de trouver son petit bonheur. Or, Netflix m’a tout l’air de bien davantage « vampiriser » ce qui lui semble bankable, y compris en termes strictement d’image, que permettre l’émergence d’émissions, de séries et de films excitants pour ce public dont je suis et dont l’idéal de cinéma serait, en gros, la production américaine des années 1970. Du cinéma à la fois auteuriste et populaire, du polar social, de la science-fiction d’horreur, des comédies douces-amères… Vous cernez le genre.

The Queen's Gambit
The Queen’s Gambit© CHARLIE GRAY/NETFLIX

Le Jeu de la Dame est un roman, génial, qui date de 1983, et dont l’adaptation a traîné durant plus de 35 ans. Michael Apted, Bernardo Bertolluci et Heath Ledger ont tous, à différents moments, été rattachés au projet. Cette année, Netflix l’a mené à bien. Comme Netflix a permis à David Fincher de réaliser Mank quasi 30 ans après l’écriture du scénario. Comme Netflix a permis un montage exploitable de The Other Side of The Wind, curiosité inachevée de Orson Welles et pur moment de cinéphilie aujourd’hui perdu dans un catalogue dominé par une série érotique en froufrou du XVIIIe siècle et un documentaire sur Bernard Wesphael. Netflix permet donc beaucoup de choses qui devraient ravir le public dont je fais partie et les cinéphiles. Et bien d’autres choses, pour d’autres publics. Trop is te veel donc, car il y a désormais surtout cette impression que tout « auteur » un minimum connu peut aller chez Netflix chercher le pognon pour réaliser tous ses projets maudits, y fourguer ses fonds de tiroirs et proposer de noyer dans le fric des remakes d’émissions cultes d’il y a dix ou vingt ans. Or, à ce train-là, on peut penser que plus rien ne nous sépare réellement du remake du Corniaud par les Frères Taloche, d’une émission culinaire où Sandra Kim partagerait ses recettes à base de fricadelles et de Gaston Lagaffe avec François Damiens. Ni de voir les scénarios inédits de François Truffaut réalisés par Guillaume Canet. Ou Midnight Express étiré en six épisodes réellement tournés « dans l’enfer des prisons turques ». Ou Skyler, un spin-off entièrement consacré à la femme de Walter White, logique puisqu’après avoir fait aimer du public des crapules, pourquoi ne pas faire haïr une personne « bien » mais fort ennuyeuse par ce même public? C’est la coulée continue, le débit industriel, la brocante où le brol côtoie la pièce de collection. Trop is te veel, donc, VRAIMENT. D’autant que si Le Jeu de la Dame « netflixisé » (que je n’ai pas encore vu) est sans doute pas mal du tout, peut-être même très bien, il m’excitera toujours moins qu’imaginer ce que Michael Apted ou Heath Ledger auraient pu en tirer. Tout comme une sixième saison de Black Mirror « en Amérique » éveillera moins ma curiosité que la prochaine mini-série de science-fiction glauque proposée par Channel 4. Bref, c’est bien de décroissance dont je parle ici. Je suis le Pierre Rabhi du cinoche sur canapé. Puissions-nous en cet an neuf lancer un mouvement d’ampleur…

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