Sublimes échecs: zoom sur les films maudits de l’histoire du cinéma

A Countess from Hong Kong, de Charlie Chaplin, 1967
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

La Fondazione Prada et la plateforme Mubi s’associent pour proposer, sous l’intitulé Perfect Failures, une sélection de films incompris lors de leur sortie avant d’être réhabilités.

Perfect Failures: derrière cet oxymore se dissimule une riche programmation associant la Fondation Prada à la plateforme Mubi (dévolue aux films d’auteur de tous horizons, qu’elle assortit d’un appareil critique), et proposant une sélection d’oeuvres de cinéastes reconnus sorties dans la douleur; incomprises en leur temps pour mieux être réhabilitées ensuite, à l’instar de La comtesse de Hong Kong de Charles Chaplin, ou de Southland Tales de Richard Kelly.

Topographie du film maudit

Des films maudits, l’Histoire du cinéma en abonde, d’Intolerance de D.W. Griffith aux Amants du Pont-Neuf de Leos Carax. Il y a là presque un genre cinématographique en soi, ayant eu droit a son festival -c’était en 1949, à Biarritz, sous la présidence de Jean Cocteau, et l’on pouvait y voir The Shanghai Gesture de Joseph von Sternberg, comme Les Amants diaboliques de Luchino Visconti. Et proposant, dans son corpus, des figures récurrentes. L’accident industriel est l’une d’elles, dont Heaven’s Gate de Michael Cimino reste sans doute le modèle définitif, vaste fresque dont les surcoûts faramineux allaient précipiter la faillite de la United Artists, tout en sonnant le glas du Nouvel Hollywood, ce qui n’empêchera pas le résultat d’être un chef-d’oeuvre. On pourrait y ajouter One from the Heart, dans lequel Francis Ford Coppola allait engloutir sa fortune (il couvrira le budget colossal avec sa compagnie, American Zoetrope), le flop immérité du film le contraignant ensuite à accepter des commandes d’un intérêt inégal. Ou encore Playtime, le sommet artistique de Jacques Tati, dont l’échec commercial, combiné aux dépassements de budget, allait toutefois précipiter la banqueroute.

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Autre cas de figure, les films dont la production chaotique s’est révélée, en définitive, plus intéressante sans doute que le résultat final. L’exemple le plus fameux en est bien sûr The Man Who Killed Don Quixote de Terry Gilliam, le cinéaste américain s’étant heurté à un nombre incalculable de problèmes et autres catastrophes -répertoriés dans le formidable documentaire Lost in La Mancha de Keith Fulton et Luis Pepe- sans pour autant renoncer à son projet. Avec, au final, un film plus malade que réellement concluant. Et puis, bien sûr, ces films innombrables ayant été charcutés, remontés, raccourcis… au mépris de la vision de leur auteur, sur l’autel d’un hypothétique succès -Orson Welles en fit régulièrement les frais, de La Splendeur des Amberson à La Soif du mal, mais aussi Max Ophüls pour Lola Montès, mutilé avant de finalement ressortir dans une version conforme à ses désirs; c’était en 2008, 53 ans après la première du film. Quelques exemples à peine parmi beaucoup d’autres…

Réévalués avec le temps

L’angle adopté par la Fondation Prada est original, puisqu’il s’attache à une série de films ayant connu une réception chahutée lors de leur sortie, avant d’être envisagés sous un oeil plus favorable, contexte culturel changeant, plus grande distance critique ou nouveaux outils d’interprétation aidant. Manière de signifier également que l’accueil initial d’un film ne représente pas forcément sa valeur intrinsèque. Six titres ont été retenus, qui en apportent des illustrations diverses. Les deux premiers constituent des essais tardifs de cinéastes majeurs: La Comtesse de Hong Kong devait être le dernier film tourné par Charles Chaplin, en 1967, tandis que Billy Wilder, s’il allait encore livrer Buddy, Buddy en 1981, signait trois ans plus tôt, avec Fedora, son véritable testament cinématographique. Curieusement, les deux films se virent adresser lors de leur sortie des reproches assez voisins, faisant l’objet l’un et l’autre d’un procès en désuétude. Chaplin, il est vrai, tourne cette comédie romantique burlesque comme on l’aurait fait dans les années 30, ce qui n’ôte rien au charme délicieux et encore moins au tempo comique du film. Quant à Wilder, qui dut aller en Allemagne chercher le financement de Fedora après la défection de la Universal, il assortit son conte cruel d’une réflexion désabusée sur un cinéma dans lequel il ne trouverait plus sa place. Autant dire qu’ils apparaissent, à dix ans d’écart, démodés sinon déconnectés, les films se voyant brocardé pour l’un, distribué marginalement pour l’autre, avant d’être réévalués avec le temps…

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Showgirls de Paul Verhoeven et Southland Tales de Richard Kelly seront pour leur part proprement incendiés lors de leur sortie. Surfant sur le succès de Basic Instinct, le cinéaste hollandais tentait d’en réitérer la formule à Las Vegas, cadre d’un drame érotique accompagnant l’irrésistible ascension d’une danseuse de strip-tease. Les Inrocks y voient « Une anthologie de la vulgarité », l’appréciation critique générale étant au pur nanar, ce qui n’empêchera pas Showgirls d’acquérir, au fil du temps, un statut culte, apparaissant comme une satire au vitriol de Hollywood et ses moeurs. À noter qu’il ne s’agit pas du seul film de Verhoeven, réalisateur volontiers sulfureux et provocateur, a avoir fait l’objet de semblable malentendu, Starship Troopers ayant connu un sort voisin. Le cas de Richard Kelly est sensiblement différent, qui débarque à Cannes en 2006 fort de la réputation de Donnie Darko. Le festival est un juge impitoyable, et si des carrières s’y sont faites, des films s’y sont également irrémédiablement fracassés. C’est le cas de Southland Tales, ovni largement incompris qui ressort laminé de la compétition, et ne connaîtra qu’un embryon de carrière en salles. À quinze ans de distance, et au-delà du chaos anarchique prévalant à l’écran, c’est le caractère visionnaire du film qui impressionne, nourri de l’imaginaire foisonnant de son auteur.

À l’inverse des précédents, les deux derniers films programmés n’ont pas souffert d’une incompréhension générale. Et cela, même si Un divan à New York ne manqua pas, en 1996, de quelque peu désarçonner les amateurs du cinéma de Chantal Akerman. La réalisatrice de Jeanne Dielman s’y essayait en effet à la comédie romantique, détour inattendu d’une filmographie plutôt cérébrale et austère, mais un exercice dont elle s’acquittait avec un indéniable allant, se jouant des codes du genre avec finesse et esprit – reste à voir, pour le coup, si le tandem Binoche-Hurt a conservé la même tonicité. Night Moves de Kelly Reichardt s’inscrivait pour sa part dans le droit fil d’une filmographie l’ayant imposée comme l’une des figures de proue du cinéma américain indépendant. Après le road-movie minimaliste dans Wendy & Lucy et le western féministe dans Meek’s Cutoff, la cinéaste s’y frottait de manière non moins personnelle au thriller, accompagnant dans la nature souveraine de l’Oregon un trio de jeunes activistes écologistes partis pour faire sauter un barrage. Si la réussite du film ne souffrit guère de discussion, une critique élogieuse accueillant sa présentation à la Mostra de Venise en 2013, sa réputation fut ternie par des accusations de plagiat, les ayants-droit d’Edward Abbey évoquant des similitudes étonnantes avec son roman Le Gang de la clé à molette. Une affaire restée sans suite cependant, et Night Moves ajoute la pertinence à la beauté, ponctuant cette sélection de haut vol sur un trouble lancinant…

Chantal Akerman sur Un divan

A Couch in New York, de Chantal Akerman, 1996
A Couch in New York, de Chantal Akerman, 1996© DR

Au sein de la sélection opérée par la Fondazione Prada et Mubi, on trouve Un divan à New York, comédie romantique réalisée par Chantal Akerman en 1995, un film où elle se jouait des clichés d’un genre canonisé par Hollywood. Soit l’histoire de Henry (William Hurt) et Béatrice (Juliette Binoche), un psychanalyste new-yorkais et une danseuse parisienne, décidant d’échanger un temps leurs appartements -lui, las de sa patientèle et d’une existence rigide, elle, pour améliorer son anglais, à rebours du désordre de sa vie. Et le film d’opérer ensuite par chassé-croisé, les deux protagonistes se découvrant à distance en prélude à une rencontre annoncée, encore que le chemin soit pavé de surprises. S’il ne s’agissait pas de la première incursion de la cinéaste bruxelloise dans le domaine de la comédie -il y avait eu auparavant le court J’ai faim, j’ai froid et le musical Golden Eighties notamment-, le film devait quelque peu dérouter le public. « Le point de départ du film, c’est Juliette, nous confiait-elle à l’époque. On la cantonnait toujours dans des rôles dramatiques, et elle avait envie de jouer dans une comédie. Mais si j’ai pu écrire ce film, c’est parce que mon père allait si mal. L’humour juif vient du désespoir, et c’était ma manière à moi de survivre à ce qui se passait. J’écrivais pendant qu’il était en train de mourir. » Et d’embarquer dans l’aventure avec deux comédiens aux styles opposés –« William, plus il répète, plus il est bon, tandis que Juliette travaille à l’instinct »-, pour mieux préciser qu’elle se retrouvait dans l’un et l’autre: « Il y a quelque chose de moi dans les deux acteurs comme dans les deux personnages. Le bordel, c’est comme la maniaquerie, c’est l’expression d’un même problème. » Un bon argument pour laisser libre cours à une légèreté que ne laissait guère supposer un cinéma lui ayant valu une image austère: « Si on dit « intellectuelle » parce que mes films sont ennuyeux, non! (rires) Mais si c’est pour dire que l’on sent qu’il y a une pensée, fort bien. Je veux surtout faire du cinéma de cinéaste. Je ne fais pas de produits. »

Quatre films au destin chahuté

A Countess from Hong Kong, de Charles Chaplin, 1967

Ultime film de Chaplin, A Countess from Hong Kong a longtemps fait l’objet du dédain de la critique. Si cette comédie romantique devait déjà apparaître désuète lors de sa sortie, en 1967, elle n’en exhale pas moins un charme indéniable, tandis que Marlon Brando -un ambassadeur faisant escale à Hong Kong pendant la croisière qui le ramène en Amérique- et Sophia Loren -une comtesse russe et escort girl rencontrée à terre et s’étant dissimulée dans sa cabine- s’emploient, sans trop de conviction, à repousser l’amour qui leur tend les bras. Léger, certes, mais non moins délicieux…

Fedora, de Billy Wilder, 1978
Fedora, de Billy Wilder, 1978© DR

Fedora, de Billy Wilder, 1978

Avant-dernier film de Billy Wilder, Fedora apparaît comme le pendant de Sunset Boulevard, qu’il tournait 28 ans plus tôt, en 1950. Se déroulant entre Paris et Corfou, le film s’ouvre sur le suicide d’une star, Fedora (Marthe Keller), en gare de Mortcerf. Et le producteur Barry Detweiler (William Holden) de se remémorer leurs retrouvailles, quand il avait essayé de l’arracher à sa retraite. Mélodrame d’une funèbre beauté, Fedora ne portait pas seulement le deuil de sa star, mais aussi du vieil Hollywood. S’il put apparaître démodé à l’époque, le film a remarquablement résisté aux outrages du temps…

Southland Tales, de Richard Kelly, 2006
Southland Tales, de Richard Kelly, 2006© DR

Southland Tales, de Richard Kelly, 2006

L’expression grand film malade s’applique sans conteste à Southland Tales, le second long métrage de Richard Kelly, auteur du cultissime Donnie Darko. S’il serait vain de tenter d’en résumer l’intrigue, le film se situe dans un futur proche, après qu’une attaque nucléaire a frappé le Texas, et que l’énergie est désormais fournie par un supergénérateur alimenté par l’océan, non sans diverses perturbations. Soit, baigné de pop culture et relevé de l’humour décalé de Kelly, un patchwork halluciné, raccord avec le chaos régnant à L.A., et une satire de la société américaine tenant aujourd’hui de la prescience…

Night Moves, de Kelly Reichardt, 2013
Night Moves, de Kelly Reichardt, 2013© DR

Night Moves, de Kelly Reichardt, 2013

Cinquième long métrage de Kelly Reichardt, Night Moves voyait la cinéaste américaine s’aventurer sur le terrain du thriller à la suite d’un trio de jeunes activistes écologistes de l’Oregon qui, las d’assister impuissants aux atteintes dévastatrices portées à l’environnement, décident de faire sauter un barrage. S’ensuivait un film envoûtant, porté par une mise en scène fluide, comme tendue vers l’inéluctable, et ajoutant au suspense allant crescendo une réflexion féconde sur l’engagement et sa mise à l’épreuve des faits. Une fascinante virée nocturne, à l’actualité toujours brûlante…

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