Stress et paillettes

Au croisement du documentaire et de l’anthropologie, Generation Wealth revient sur 25 années d’investigations cash menées par la photographe Lauren Greenfield. Décadence dorée sur tranche.

L’inextinguible soif d’argent va-t-elle avoir raison du monde? Il n’est pas interdit de le penser après avoir refermé Generation Wealth, l’imposante brique signée, aux éditions Phaidon, par la photographe nord-américaine Lauren Greenfield. Au total, 650 images coup de poing qui laissent peu d’espoir quant aux perspectives d’une société mise sous pression consumériste. À l’ombre de la terrasse du restaurant du Grand Palais, la réalisatrice du documentaire The Queen of Versailles assure le service après-vente avec rigueur et professionnalisme.

Ce qui frappe dans votre travail, c’est la proximité que vous instaurez avec vos sujets. Sachant que vous n’avez recours à aucune mise en scène, comment faites-vous pour être au coeur de ce qui se passe?

Le temps est une donnée fondamentale de mon approche. Sans cette dimension, je ne peux pas travailler. Ce qui est variable et dépend des circonstances, c’est le nombre d’heures que je consacre à une personne en particulier. J’ai passé trois ans avec Jackie pour The Queen of Versailles mais seulement trois jours avec Donatella Versace. Il y a aussi les gens que j’accompagne au fil du temps, comme Phoebe que j’ai rencontrée chez Barneys lorsqu’elle était toute petite. Je suis encore en contact avec elle aujourd’hui. Je travaille sur la Chine depuis 2000, j’y ai fait en tout huit voyages en différentes compagnies. C’est important pour moi d’évoluer dans certaines sphères, cela me permet de mieux connaître les codes des groupes de personnes que j’approche. Cela facilite les choses. Chaque photo en amène une autre. Un ami photographe a coutume de répondre à la question « combien de temps faut-il pour prendre une photo? » « un 125e de seconde et 45 ans« . Je suis assez d’accord.

Est-ce que vous pratiquez la stratégie qui consiste à se fondre dans le décor?

Non, pas véritablement. Je veille à ce que mon appareil, un Canon 5D, soit toujours bien en évidence pour que les gens ne se méprennent pas. Je ne suis pas du genre à faire copain-copain et à sortir mon appareil quand tout le monde a oublié que je suis là pour prendre des images. Ma manière de procéder est de suivre mon sujet dans ses différentes activités, qu’il s’agisse d’école, de vacances ou de salle de sport. L’inconnue pour eux, c’est qu’ils ne savent jamais quelles sont les images que je vais retenir.

N’y a-t-il jamais de réaction de rejet?

Je pense avoir une certaine facilité à passer d’un monde à un autre. Parfois, quand je feuillette mon livre, je m’étonne de ce que je suis arrivée à capter. Il y a des situations incroyables, notamment celles du Magic City, un strip club d’Atlanta, qui dépassent tout ce que j’aurais pu obtenir par le biais d’une mise en scène. Cela dit, le sujet qui a été le plus difficile à traiter était celui de l’anorexie. J’ai mis deux ans à négocier une autorisation avec l’hôpital. Puis, il m’a fallu gagner la confiance des patientes dont l’état psychique est instable: un jour tout va, le lendemain c’est dramatique. 90 % de mon travail consistent à établir des relations, à gagner la confiance, pour que les gens vivent leur vie devant moi. Le reste relève de l’aptitude à ne pas passer à côté de l’instant décisif.

Dans Generation Wealth, vous ne livrez jamais les images brutes, il y a toujours un texte, sous forme d’auto-interview, qui les accompagne… Pourquoi?

Depuis mes débuts, j’ai toujours fait parler les gens. Souvent l’image ne suffit pas, je ne cherche pas le spectaculaire, je cherche à comprendre, à rendre compte d’un fonctionnement. Je pense à ce garçon de treize ans, Adam, que j’ai photographié en compagnie d’une go-go danseuse lors de sa bar-mitsva. Si l’on s’en tient au seul cliché, on ne comprend pas qu’il est lui-même dans un processus d’interrogation par rapport à ce qu’il vit. Son texte raconte à quel point l’argent l’a « ruiné ». Ses parents l’ont envoyé dans un camp au Michigan pour apprendre la normalité. Cette dimension de critique sociale émanant des intéressés eux-mêmes ne peut être évacuée. J’aime jouer sur la tension entre la réalité et ce que le spectateur croit en deviner.

En quelque sorte, on peut dire que vous rendez justice à ceux qui sont photographiés…

Oui. Les images sont mon point de vue sur eux, les mots sont le leur.

Plusieurs champs de connaissance sont à l’oeuvre dans votre travail. On pense à la sociologie, l’anthropologie, les études de genre, le photojournalisme…

Je pense que plusieurs disciplines se croisent, mais globalement mon travail relève plus de l’anthropologie que du photojournalisme car je n’ai jamais voulu me contenter d’illustrer un article dans un magazine pour ensuite passer à autre chose. Mes images s’inscrivent depuis l’origine dans un processus plus global. Je me suis inspirée en cela d’un article sur François Hébel paru dans Le Monde qui disait que les sujets plus factuels devaient être abandonnés à la télévision en raison de son ancrage dans l’immédiateté. Aux photographes de se dessiner un autre territoire, plus vaste et enrichi par le long terme.

Quelles sont vos influences?

Au départ, les street photographers comme Garry Winogrand, Lee Friedlander et surtout Robert Frank qui m’a fait comprendre que la photographie pouvait se faire discours social. Désormais, en raison de l’évolution de mon travail vers l’approfondissement, mon inspiration vient davantage de réalisateurs de documentaires. Je pense à quelqu’un comme Frederick Wiseman.

Au regard de tout ce que vous avez photographié, quelle pourrait être la morale de l’histoire?

Le matérialisme nous affecte tous. La morale est qu’en un certain sens le rêve américain a été dévoyé. Nous assistons à la chute d’un empire en dansant sur la proue du Titanic. Mon livre raconte ce trou qui est en nous et que nous n’arriverons jamais à combler. Cela dit, je ne suis pas pessimiste, il y a des possibilités de rédemption.

Generation Wealth, de Lauren Greenfield, éditions Phaidon, 504 pages.

Rencontre Michel Verlinden, à Paris

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