Sang et stupre au lycée: riot littt…

Tout oser, tout tenter, ne faire aucune concession: la littérature selon Kathy Acker. © Robert Mapplethorpe

Grâce à la réédition augmentée de son premier livre, Sang et stupre au lycée, on redécouvre la prose sulfureuse, punk, et subversive de Kathy Acker.

« … Janey dépendait de son père en toute chose et le considérait comme un petit ami, un frère, une soeur, des revenus, une distraction, et un père. » Si c’est la première fois que vous avez Sang et stupre au lycée entre les mains, vous relirez peut-être le début du roman pour vous assurer d’avoir bien tout saisi: Janey n’a que dix ans et vit, oui, une relation incestueuse avec son père. C’est dit comme ça, sur un ton désinvolte, et tout le roman est à l’avenant.

Avant de choquer, entre autres, ces « saletés de bourgeois capitalistes« , Kathy Acker fut strip-teaseuse à Times Square, étudia la littérature et la poésie, et devint l’assistante du philosophe Herbert Marcuse. Au beau milieu de l’effervescence créative des 70’s, elle se débat dans l’avant-garde underground avec des premiers textes publiés de manière plutôt confidentielle. Avec Sang et stupre au lycée, écrit à 30 ans (en 1977) et publié en 1984 chez Grove Press, elle devient une icône, et poursuivra jusqu’à sa mort (en 1997) une oeuvre expérimentale et radicale.

Lectrice avertie mais plus proche de musiciens ou d’artistes comme Cindy Sherman (photographe connue pour se mettre en scène et modeler son corps), Kathy Acker envoie très vite valdinguer les règles littéraires établies et tout ce que l’on imagine être un roman. Sang et stupre au lycée (comme ses livres suivants) est une expérience de lecture. Acker n’y fait aucune concession. Le texte, souvent cru et vulgaire, passe de la première à la troisième personne, la calligraphie dégénère et des majuscules envahissent la page qui devient un réel exutoire. Acker tente tout, ose tout. « L’air avait un goût d’hôpital« , lance Janey, alors qu’elle conte un avortement. Ou l’entrée chez elle, par effraction, de jeunes vauriens promenant « à titre expérimental [leurs] ongles sur l’intérieur de ses cuisses« .

Plus loin, Acker insère même, sans prévenir, des dessins d’organes génitaux, ou des croquis et autres cartes de ses rêves. On pense alors à l’artiste belge Sophie Podolski, morte en 1974, mêlant elle aussi féminisme, contre-culture, rêve, réalité, dessins de pays imaginaires et longues phrases enfiévrées. Peut-être Acker l’a-t-elle lue -des textes de l’autoproclamée « pRoétesse » bruxelloise étaient bien arrivés jusqu’au Chilien Roberto Bolaño, alors qui sait?

Particulièrement influente de son vivant, Kathy Acker inspira notamment Kathleen Hanna, qui créa sur ses conseils les légendaires Bikini Kill, girl band emblématique du mouvement féministe Riot Grrrl. Après une rencontre -pas si improbable si on y réfléchit- avec les Spice Girls, une interview pour le Guardian à la clé, elle meurt d’un cancer du sein à 50 ans.

Certes déroutants et vénéneux, ses textes sont aujourd’hui étudiés à l’université. Ses héritières sont nombreuses: Virginie Despentes salue sa radicalité et son style, et gageons que de plus jeunes artistes comme Michaela Coel, par exemple, la créatrice de l’impressionnante I May Destroy You, lui doivent beaucoup. « Les écrivains créent ce qu’ils créent à partir de leurs souffrances pleines d’effroi, de leur sang, de leurs tripes en bouillie, du magma horrible de leurs entrailles« , clame-t-elle au milieu de Sang et stupre au lycée. Aussi, le texte se pare régulièrement d’une folie furieuse où l’héroïne, Janey, exige que « le monde entier s’embrase immédiatement« .

Sang et stupre au lycée: riot littt...

Abandonnée par son père incestueux qu’elle aimait pourtant, Janey est faite prisonnière d’un marchand d’esclaves persan. Là encore, sans doute victime du fameux syndrome de Stockholm, elle s’éprend de son ravisseur; un peu comme dans l’hymne punk de la même époque « Oh Bondage! Up Yours! » des légendaires X-Ray Spex, la prose d’Acker est parfois ambivalente: anti-capitaliste, radicalement féministe, mais aussi parfois consciemment sado-masochiste.

Acker la hackeuse poursuit ses attaques terroristes sur son propre texte: elle s’autocite, traduit littéralement du persan, adapte de manière très personnelle quelques poèmes de Properce et « cut-uppe » comme William S. Burroughs dont elle est fan (et réciproquement). Apparaît aussi, sortie de nulle part, une fiche de lecture très subjective de La lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne -souvent désignée comme pirate pour ses pillages et détournements, elle adaptera plus tard, comme un musicien reprenant (très) librement une chanson célèbre, le Don Quichotte de Cervantès (avec un Hidalgo Don Quichotte évidemment changé en femme).

Pas au bout de nos surprises, on retrouve Janey à Tanger, où elle tombe sur l’écrivain Jean Genet, avec qui elle entretient une liaison sulfureuse. Elle lui raconte sa vie à New York, une de ses sorties au CBGB. La musique du club rythme alors le texte (« BOUM BOUM« ), avant que son anecdote ne soit parasitée par un délirant message de « SERVICE PUBLICPAyé PAR LA CHASE MANHATTAN BANK D’AMÉRIQUE DU NORD« . Puis, enfermée à nouveau, elle échange avec « la plus grande et la meilleure rebelle qui soit« : la Mort. Avant que tout ne se termine en pièce de théâtre en Égypte featuring le président Carter…

Sang et stupre au lycée fonctionne évidemment comme un manifeste féministe (« Nous utilisons vos mots… Nous sommes des plagiaires, des menteuses, et des criminelles.« ), et annonce, avec fracas, son oeuvre à venir. Le livre vaudra à Kathy Acker quelques tracas judiciaires: en annexe de cette nouvelle édition, traduite par l’incontournable Claro, on peut lire la décision d’interdiction du livre « inscrit sur la liste des publications dangereuses pour la jeunesse » en Allemagne, après sa publication en 1986.

Sang et stupre au lycée ne plaira pas à tout le monde; peu importe, il n’a vraiment pas été écrit pour ça. Comme Kathy Acker le dit elle-même: « Les écrivains sont bizarres, alors gardez vos distances. »

Sang et stupre au lycée, de Kathy Acker, éditions Laurence Viallet, traduit de l’anglais (États-Unis) par Claro, 224 pages. ****

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