Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Les images du photographe américain Roger Ballen sont dérangeantes et d’ailleurs faites pour cela. Dans Boarding House, il met en scène le malaise quasi-métaphysique de la condition humaine.

Si vous googleisez le nom de Roger Ballen, vous allez immanquablement trouver l’une de ses plus célèbres photos: figés en noir et blanc, des jumeaux adultes fixent la caméra. Les oreilles grandes et décollées pratiquement à la perpendiculaire du visage, les yeux teigneux, la chemise épuisée, ils sont d’une laideur rustre assez impressionnante. Réminiscence de freaks d’une autre époque ou peut-être d’un pays imaginaire où l’humanité aurait ce visage-là. Extraite du livre Plattenland paru en 1996, l’image, devenue fameuse, côtoie d’autres prototypes inhabituels d’hommes et de femmes au physique suffisamment marginal que pour déranger le spectateur. Témoignages d’une dégénération?  » Non, il ne s’agit pas de cela. Cette photo a été prise au Transvaal, en Afrique du Sud où je vis depuis plus de trente ans. L’idée de l’image est qu’elle vous touche parce que vous y retrouvez une sorte d’archétype qui est aussi en vous, peut-être dans votre subconscient profond. Cette photo représente l’homme de Néandertal: on imagine le développement humain depuis cette époque. Quand ils ont vu l’image, les jumeaux Dresie et Casie l’ont adorée ». La presse sud-africaine moins, jugeant le travail de Ballen voyeuriste ou pire, moqueur. Ce que le photographe dément formellement, justifiant son approche de la réalité comme une quête de sens qui échappe aux désirs conscients. Ballen n’est pas psy de formation mais géologue, ce qui peut expliquer son coup de foudre pour l’Afrique du Sud, la beauté minérale de ses paysages contrastant avec l’électricité naturelle de ses tensions sociales et raciales.

L’Age des ténèbres

Ballen est né à New York en 1950 dans une famille juive, y a grandi dans l’ombre tutélaire de la célébrissime agence photo Magnum pour laquelle sa mère tirait des images. De la géologie étudiée à Berkeley, il a tiré une volonté de  » pénétrer la surface, de regarder à l’intérieur de la matière ». Il y a de cela dans son nouveau livre, Boarding House, paru chez Phaidon. Une soixantaine de clichés noir et blanc, pris en argentique, au Rolleiflex. Ballen y met en scène des gens – un peu – des animaux – davantage – et surtout, des fragments de corps (vivants), mains, bouches, jambes, yeux, assimilés à un curieux décor qui tient à la fois d’une peinture à la Basquiat et d’un jeu de signes rupestres sortis de l’Age des ténèbres. Il y a quelque chose de définitivement effrayant dans ces images déraisonnables saisies dans une ancienne maison minière de Johannesburg. De son regard clair, de sa taille haute et de sa voix étrangement apaisée, Ballen recontextualise ce travail-là:  » Peut-être ces images vous font-elles penser à des rêves oubliés? Peut-être êtes-vous allé auparavant dans cet endroit? Cette Boarding House symbolise la condition humaine. Tout le monde réagit à ces photos, pas besoin de connaître l’Afrique du Sud. Le but ultime de l’art n’est-il pas d’étendre la compréhension du monde, de vivre une vie mieux équilibrée? ». Les moyens pour y arriver de Roger Ballen sont pour le moins déconcertants, mais, sans aucun doute, ils nous amènent ailleurs. l

u Roger Ballen: Boarding house, de Roger Ballen et David Travis, éditions Phaidon.

Philippe Cornet

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