Primavera: different class

© Noah Dodson

À Barcelone, Pulp, Grinderman, Suicide, Odd Future, Neubauten, Deerhunter et autres Fleet Foxes ont fait vibrer le meilleur festival d’Europe. Le paradis? C’est ici.

Avant l’heure, c’est pas l’heure. Sauf qu’à Barcelone, c’est déjà un peu l’heure quand même. Avant le début des grandes opérations le lendemain au Parc del Forum, site bétonné en bord de mer, Primavera se chauffe sur la place du Poble Espanyol de Montjuic. Le quartier, construit pour l’exposition universelle de 1929, réplique fidèle de différents monuments et des principales architectures régionales, est un village artificiel dans lequel sont représentés divers échantillons de l’architecture populaire espagnole.

Les trois Japonaises de Nisennenmondai ouvrent le bal. Le groupe créé il y a 12 ans à Tokyo balance un rock expérimental, hypnotique et instrumental du meilleur effet. Le girl band nippon a donné le nom de ses influences majeures à quelques-unes de ses chansons sur l’EP Sorede Souzousuru Neji: The Pop Group, This Heat, Sonic Youth. Nisennenmondai en japonais, ça veut dire bug informatique. Malédiction? On fait la file pendant plus d’une heure pour entrer parce que le Wifi foire. Et le jeudi, c’est tout le système de paiement par carte « Primavera » des bars qui se met à déconner. On y reviendra.

Echo and the Bunnymen débarque et convie à un petit voyage dans le temps. On est projeté en 1980 et 1981. Années de sorties de Crocodiles et Heaven Up Here auxquels les Liverpudiens consacrent leur nouvelle tournée. Les trois quarts des groupes invités à remonter sur scène avec un de leurs vieux disques choisissent leur CLASSIQUE: Deserter’s Songs, Daydream Nation, Tommy, Screamadelica… Comme les Queens of the Stone Age, Echo préfère se réattaquer à ses débuts. Délaissant Ocean Rain pour ses premiers disques dont cet Heaven Up Here que Ian McCulloch considère comme l’album de son guitariste Will Sergeant tant il était au taquet et un vrai control freak pendant l’enregistrement. On se dit comme d’habitude que Liam Gallagher a tout piqué à McCulloch. Longue veste, attitude je m’en-foutiste, clope en main… C’est tout sauf honteux. On a droit à Lips like sugar pour terminer. Respect. Sugar Kisses… Il est un peu plus de minuit quand Caribou met fin à la soirée non sans avoir transformé la place en dancefloor.

Legend

Jeudi en fin d’après-midi, au Parc Del Forum, idéal pour faire un peu (même beaucoup) d’exercice avec ses longues distances, ses pentes et ses escaliers, les files sont interminables. Que ce soit pour charger la carte qui est censée remplacer les tickets boissons ou tenter de dégoter un verre dans l’un des rares bars en mesure de servir. Vive l’informatique. On finira par payer nos boissons cash au serveur pendant tout le week-end. Comme dans le bon vieux temps.

Après un set bordélique mais qui donne envie d’en savoir plus d’Islet, alors que Moon Duo, le side project du guitariste de Wooden Shijps, donne dans le psychédélique, les montées et les descentes soniques, sur la Ray Ban où paraît que tous les artistes ont le droit de choisir une paire de lunettes, les jeunes Américains de Cults jouent à l’ATP (peut-être qu’ils sont repartis avec une raquette de tennis?). Emmenés par un couple de San Diego aux études à New York, Cults propose une sympathique pop à xylophone mais court un peu sur le haricot avec la voix candide de sa chanteuse Madeline Follin. Les amoureux de Best Coast devraient apprécier.

Nick Cave © Noah Dodson

Ambiance de carnaval avec Of Montreal et ses catcheurs, mur du son « électro rock music » du côté des musiciens anglais de Seefeel… Au Primavera, l’affiche est tellement exceptionnelle qu’on se dirige souvent selon l’humeur. Et à 23 heures, on suit l’appel de l’électricité. Nick Cave n’est pas rock’n’roll. Nick Cave EST LE rock’n’roll. C’est sec. Brut. Tendu comme un string. No Pussy Blues a la trique. L’Australien empoigne son multi instrumentiste barbu Warren Ellis par la chemise et l’envoie au tapis. La scène de la journée…

Les grattes claquent aussi un peu plus loin où le compositeur américain d’avant-garde Glenn Branca (Theoretical Girls, Static), maître de la symphonie à guitares, icône du mouvement no wave, dirige ses six musiciens. Le pote de Rhys Chatham a jadis compté dans son groupe des futurs membres d’Helmet (Page Hamilton) et de Sonic Youth (Thurston Moore et Lee Ranaldo). Impressionnant. Et aussi plutôt marrant que de voir des gratteux devant des partitions.

La guitare, ça a jamais été le kiff d’Alan Vega et de Martin Rev. Eux qui ont démontré qu’on pouvait très bien être punk sans en avoir (de guitare…). Pendant que le premier donne de la voix, flippant, le second joue du clavier avec les poings. En ce moment, Suicide martèle son premier album. Celui de Ghost Rider. De Cheree. « Tout le monde veut le premier. On en a enregistré cinq mais ils ne veulent que celui-là. Ils l’adorent à en crever, disait récemment Vega dans une interview vidéo. C’est facile pour nous. J’ai les paroles au cas où même si je n’en ai pas vraiment besoin. Et le show dure seulement 35 minutes. 40 ou 45 avec les rappels. On joue dans plein de festivals. Tout le monde adore. On explose tous les autres groupes. Avec notre premier album… » On n’ira peut-être pas jusque-là mais à bientôt 73 ans, c’est fameusement bluffant.

Ty Segall © Noah Dodson

Un peu plus bas, en bord de mer (le site a été redessiné et trois scènes ont vue sur la méditerranée), Ty Segall présente des extraits de son nouvel album Goodbye Bread. C’est garage. Ca réveille tout le monde. Pile ce qu’on attend à 1 heure et demie du mat pour tenir le coup. Après, c’est parti pour la fête. Voir les Flaming Lips le même jour qu’Of Montreal, c’est comme aller au Carnaval de Rio dans la foulée de celui de Tournai… Grand spectacle, super setlist. Toujours un aussi bon moment. Les scènes semblent de plus en plus loin. Les jambes de plus en plus lourdes. Mais on ne lâche pas l’affaire. Certains passent au red bull. Même si son dernier album en date Pop Negro ne vaut pas une mauvaise sangria, El Guincho en Espagne, c’est plus efficace que n’importe quelle boisson énergisante. L’électro tropicale du garçon conjuguée aux danseuses qui se roulent des pelles fait grimper la température. Comme les Espagnols ne savent pas aller se coucher et puisque Girl Talk, cousin ricain des 2Many Dj’s, n’a pas son pareil pour foutre le souk avec son mash-up pupute, on se retrouve à l’appart à 6 heures et demie du matin. Un verre dans la main et un autre dans le nez.

Do you remember the first time?

Cette année, le vendredi n’est définitivement pas le jour des découvertes. Parce que les trois quarts des groupes qui nous intéressent sont récemment passés en Belgique. Puis aussi parce qu’ils ne sont plus de première jeunesse.

Alors parfois évidemment ça radote. Notamment avec David Thomas qui raconte toutes les chansons de The Annotated Modern Dance pendant le concert de Pere Ubu. On se dit que si les spectateurs sont aussi bilingues que les serveurs, ça doit pas servir à grand-chose. Mais au Primavera, outre beaucoup de belges, il y a des tonnes de Britanniques. A fortiori quand les têtes d’affiche s’appellent Belle and Sebastian et Pulp. Les Ecossais changent de concerts tous les jours. Et ils ne se contentent pas de vaguement modifier l’ordre de leurs morceaux. Pas de State I am in ni de She’s Losing it (aucun titre de Tigermilk en fait), un seul de The Boy with the Arab Strap (celui qui a donné son nom au disque) mais on a le droit à trois extraits de If you are feeling sinister. Puis aussi à The Blues are still blue. Et à un grand clin d’oeil à Pulp avec une mini reprise de Common People intégrée à Legal Man. Stuart Murdoch est en grande forme. Se fait maquiller par une fan des premiers rangs tout en continuant à chanter. Chouette moment mais pas inoubliable.

D’autant que derrière, il y a un fabuleux (un de plus) concert de Deerhunter. « Come for me. You Come for me… » Right, Bradford. Et on ne l’a pas regretté. Le son des guitares est incroyable. C’est puissant. Maîtrisé. Content que monsieur Cox soit abonné au festival barcelonais…

En attendant, l’événement du jour, enfin de la nuit, c’est le grand retour de Pulp qui n’est désormais plus une fiction. Après pratiquement dix ans de silence et un tour de chauffe au Bikini, une petite salle toulousaine, deux jours plus tôt, les Anglais reviennent véritablement dans le circuit à Barcelone. Primavera aurait pratiquement pu étiqueter le concert « Pulp plays Different Class ». On l’oublie souvent, le groupe de Sheffield est né en 19…78 et possède sept albums sur son CV. Ca ne l’empêche pas d’interpréter les trois quarts de son disque le plus célèbre. En même temps, quoi de plus logique que de jouer des chansons qui tournent essentiellement autour des tensions entre classes sociales aujourd’hui. A fortiori dans une Espagne d’où monte la voix des jeunes indignés. Et le jour où les forces de l’ordre de Barcelone éjectent ces manifestants de la place de Catalogne en faisant une quarantaine de blessés pour pouvoir nettoyer les lieux et fêter l’alors hypothétique (allez, écrivons attendue) victoire du Barca en Ligue des champions. Bref. On est à perpète tant il y a du monde. Il nous faudrait presque des jumelles pour pouvoir apprécier les pas de danse toujours aussi drôles (heureusement il y a les écrans géants) d’un Jarvis Cocker qui introduit la demande en mariage d’un quidam. Le concert commence sur Do you remember the first time? (quatre morceaux d’His’n’Hers figurent au programme). Logique. Il est déjà deux heures du mat et le charismatique Jarvis est dans une forme olympique. Disco 2000 et Common People transforment le bitume de Primavera qui nous esquinte la plante des pieds en trampoline. De quoi décider ceux qui hésitent encore à acheter leur ticket pour Dour (qui de toute façon possède jusqu’ici, chez nous, la meilleure affiche de l’été festivalier).

Les trois rescapés de Battles retiennent notre nuit avec un bien meilleur concert qu’à l’Ancienne Belgique. Un son nettement plus massif. On vous parle de leur nouvel album sous peu dans les pages de Focus.

Neubauten, Dean Wareham, Odd Future et les Fleet Foxes

Samedi. Levé sur les rotules. Faut rassembler ses forces. Mais ça va vite vu le peu qu’il en reste. Le duo espagnols Za! (guitare/batterie) donne un petit coup de pouce avec un set qui dézingue et réveillerait des morts. Cloud Nothings assure la transition jusqu’aux Papas Fritas toujours aussi poppy. Depuis leur séparation en 2003, seul Tony Goddess poursuivait une carrière solo. On ne s’imaginait donc pas spécialement réentendre un jour en vrai Vertical Lives et Way you walk. Le plaisir de retrouver cette fraicheur et ces voix enjouées l’emporte sur le fait que les Américains aient une discographie tout sauf essentielle. Sympa. Mais « Les Frites » laissent un goût un peu fade quand s’enchaîne dans la foulée une série de concerts aussi incroyables les uns que les autres. tUnE-yArDs, transforme toutes ses prestations en hallucinante performance. Tout est dans le rythme. Le rythme et cette voix, puissante, renversante. Avec son bassiste, et en prime deux saxophonistes, Merrill Garbus met la scène Pitchfork sur le cul.

A l’autre bout de marches qui ressemblent tout à coup à l’Everest, les Fleet Foxes sont sortis de leur tanière. Leur remarquable deuxième album, Helplessness Blues, sous la patte. Les harmonies vocales sont incroyables. Les chansons aussi. Il manque certes Montezuma mais l’épique The Shrine/An Argument est transcendant. Et les Mykonos, White Winter Hymnal n’ont rien perdu de leur superbe.

Galaxie 500 © Noah Dodson

Changement radical d’ambiance avec la musique industrielle, l’approche bruitiste et intellectuelle d’Einsturzende Neubauten. Sur scène, les cinglés de Berlin-Ouest, adeptes de sons concrets provenant d’objets et d’outils variés (de la bétonnière à la perceuse en passant par les marteaux piqueurs), sont une véritable machine de guerre. Neubauten, c’est le rock de l’ouvrier. Celui des tuyaux et des plaques métalliques, des tubes de canalisation et autres instruments de chantiers. Grosse grosse claque… Comme le concert de Kurt Vile et de ses Violators. Aussi convaincants qu’au Botanique il y a quinze jours. « I don’t wanna give up but I kinda wanna lie down. » Les paroles de Peeping Tom collent plutôt bien à notre état d’esprit du moment. Mais tout le monde a plutôt tendance à se lever pour Dean Wareham. Fils spirituel du Velvet et de Jonathan Richman. Wareham, notamment accompagné de sa Britta, regarde dans le rétroviseur et joue du Galaxie 500. Groupe indispensable à toute bonne discothèque qui a, pour la petite histoire, piqué son nom à un modèle de Ford commercialisé dans les sixties. Snowstorm, When will you come home, l’incontournable Strange… C’est magique. Le genre de morceaux qui ont sorti les années 80 de leur torpeur et qui nous font flotter légers au-dessus du Parc del Forum.

Le Primavera 2011 aurait pu s’arrêter là. Sauf qu’on subira coup sur coup les violents assauts no wave/post punk des Swans emmenés par Michael Gira, l’agression (Tyler The Creator aurait pu se prendre une carte rouge dès la 1ère minute de jeu pour son tackle les deux pieds en avant à hauteur de la carotide) des rappeurs de Odd Future. Et la (dé)charge électrique et psychédélique Black Angels. Sans doute le meilleur concert qu’il nous ait été donné de voir d’Alex Maas et de ses amis texans. Le rideau se ferme avec Kode9, pionnier du dubstep et fondateur du label Hyperdub. A l’année prochaine.

Julien Broquet

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