Critique | Musique

Pour « Alpha Zulu », Phoenix passe de Versailles au Louvre

3,5 / 5
Phoenix sur les toits du Palais du Louvre. © Shervin Lainez © Shervin Lainez
3,5 / 5

Album - Alpha Zulu

Artiste - Phoenix

Genre - Pop

Label - Loyauté/Glassnote

Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Phoenix a enregistré son septième album dans le palais du Louvre. Longue discussion avec les rois de la pop made in France.

On l’imaginait à Paris. Voire à Versailles où il est né. À l’autre bout de l’ordinateur, Laurent Brancowitz, né Mazzalai, est sur sa terrasse romaine. C’est son petit secret de jouvence. Le guitariste et claviériste de Phoenix habite dans la ville éternelle la moitié du temps. “Dès que je peux, je viens ici. C’est ressourçant.” Posé, affable, curieux, Branco lève le voile sur Alpha Zulu, le septième disque des esthètes de la pop française. Suivez le guide.

Comment s’est déroulée la fabrication de ce nouvel album?

On essaie toujours tant que faire se peut d’éviter les intentions. En vieillissant, on s’est rendu compte que ce n’était pas là qu’on trouvait les choses les plus intéressantes. On attaque avec une espèce d’innocence. On essaie même d’écrire les morceaux dans un état de pureté absolue. On arrive sans aucune idée. On se met tous les quatre autour d’une table et, à chaque instant, on relance les dés. On tente de créer quelque chose à partir du vide. C’est ce qui nous va le mieux. Après, les deux ou trois dernières années ont exercé un poids un peu particulier sur le processus. Elles lui ont conféré une sorte de gravité. On n’a pas pu passer autant de temps ensemble que d’habitude. Thomas était bloqué aux États-Unis. On se voyait finalement très peu entre les confinements et les fermetures de frontières. On a fait huit mois sans se croiser. Ce qui ne nous était jamais arrivé. Du coup, quand on se retrouvait, se dégageait une sorte de joie, de plaisir de la création. L’énergie jaillissait spontanément.

Comment fait-on pour mettre la machine en route quand on arrive comme ça les mains dans les poches? On part de quoi?

On part de rien. Du vide. La seule chose qu’on fait avant de se voir, c’est de créer une sorte de palette de sons. Des sons de synthétiseurs, des petites boucles rythmiques, des choses qui vont permettre de créer un point de départ. Ça se limite à ça. On veut juste avoir un éventail de couleurs qu’on n’a jamais vraiment utilisées. Après, il nous suffit de rester dans la même pièce et, au bout de deux ans, on a un album.

Que trouvait-on comme couleurs sur la palette?

J’ai toute une banque de samples que je sors un peu au hasard. Ces derniers temps, j’ai écouté pas mal de musiques africaines. Pour moi, ce sont des gisements de matière sonore pratiquement inépuisables. Pas mal de ces rythmiques ont été à l’origine des morceaux. Je parle de choses récentes pour le coup. Des musiques d’Afrique du Sud comme l’amapiano (un style hybride mélangeant deep house, jazz et musique lounge, NDLR). Les tendances modernes africaines sont assez électroniques. On est plutôt sensibles à tous ces sons.

Quand le musée entre-t-il dans l’équation?

Assez tôt. On aime changer de cadre, fabriquer chaque album dans un endroit différent. On s’est mis en quête d’un studio et notre rêve d’enfant de se retrouver dans un endroit tel que le Musée du Louvre a été exaucé. Enfin, pas le Musée du Louvre. Le Palais du Louvre. On a bossé dans le Musée des Arts Décoratifs. Par coïncidence, mais aussi parce que quand on cherche, au bout de quelques années, on trouve. Du moins parfois. Le musée voulait ouvrir certaines parties de ses locaux à des résidences d’artistes. Je pense qu’il s’imaginait davantage accueillir des plasticiens, des vidéastes… Les musiciens, ça semble toujours plus compliqué. Mais nous, on est habitués. On a appris très vite à pouvoir aménager quasiment n’importe quelle pièce en studio. On a commencé comme ça dans notre garage et là, en deux coups de cuillère à pot, on a transformé une salle vide en un studio fonctionnel. On a fait de la musique à peu près partout: dans des salles de conférence, dans des chambres d’hôtel, dans une station de radio abandonnée en Allemagne comme dans un studio qui s’était effondré à Paris. C’était celui de Philippe Zdar pour Wolfgang Amadeus Phoenix. Le toit était tombé. Sébastien Tellier était en train d’y travailler à l’époque et tout son matériel avait été inondé. Quand on est arrivés, ça ressemblait à un chantier avec de la laine de roche partout. On préfère les conditions un peu précaires aux vrais studios avec un gros canapé et des disques d’or. Tout ça nous terrifie un peu. Je ne sais pas pourquoi. Notre premier disque, on l’a fait dans notre garage. Puis, Air et Daft Punk, c’était dans leurs chambres à coucher. Même quand ils ont eu la possibilité de travailler dans des studios à proprement parler, ils ont préféré continuer à bosser ainsi. On appartient à la première génération qui a pu fonctionner de la sorte. Celle qui a eu accès à du matériel qui permettait de le faire.

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Le clip d’After Midnight de Phoenix

Qu’est-ce qu’on gagne avec ces conditions précaires?

Sans doute une forme de concentration. D’innocence aussi. Parce qu’un studio, c’est une machinerie un peu lourde. Avec ses habitudes, son parc de micros… Je ne sais pas. Ça ne nous fait plus trop rêver. On est à l’aise avec la légèreté.

Qu’est-ce qu’ils incarnaient pour vous le Louvre et son Palais?

Pour moi, c’est le centre de Paris. C’est le centre de la France. Depuis que je suis enfant, que je me promène dans les rues de cette ville, je me demande pourquoi. Pourquoi il n’y a pas des studios dans ces bâtiments? Ils appartiennent à des assurances, à des banques. J’ai toujours trouvé ça injuste depuis que je suis gosse. J’ai toujours pensé que c’était les musiciens et les artistes qui devaient être dans les plus beaux bâtiments du monde. Pas les ministères. Ça me paraissait logique.

Comment le musée a-t-il nourri l’album, la création, les chansons?

En vieillissant, ce qu’il y a de plus compliqué, c’est de garder l’énergie vitale. Cette énergie qui fait que tu as encore envie de passer dix mille heures sur un morceau de trois minutes. Il y a quand même derrière tout ça une forme de démence, qui peut s’expliquer quand tu as 20 ans mais lorsque tu approches des 50… C’est ce qu’il y a de plus dur à conserver. Cette espèce de folie qui fait qu’on arrive à mettre autant de soi dans quelque chose qui a finalement aussi peu d’importance. Bosser dans cet endroit, ça voulait dire tous les matins être heureux de vivre une expérience poétique. Quelque chose de magique. Déjà ça, ça a une valeur dingue. Après, on était en pleine pandémie. Le musée était fermé. Mais il y avait quand même des hommes et des femmes qui y travaillaient. Des conservateurs, des restaurateurs. Des gens qui avaient un incroyable souci de la minutie et une espèce d’expertise absolue. Ce sont les meilleurs dans leur domaine. Côtoyer ces gens a été assez rassurant à un moment où il y avait quand même quelque chose de très futile à travailler sur des petites chansons de pop alors que le monde était en train de s’effondrer. Je me souviens d’une restauratrice qui a passé trois mois sur la pigmentation d’un fil pour retrouver la teinte exacte d’un tissu du IIe siècle ou quelque chose comme ça. Ça a été une belle leçon d’humilité. Qu’est-ce qu’on fait quand le monde s’effondre? On fait ce qu’on sait faire. On continue de travailler du mieux qu’on peut.

Laurent Brancowitz (deuxième à gauche): "On avait une liberté quasi absolue au musée. Les clés d’à peu près toutes les portes. Pour arriver à notre studio, on devait traverser la section napoléonienne."
Laurent Brancowitz (deuxième à gauche): « On avait une liberté quasi absolue au musée. Les clés d’à peu près toutes les portes. Pour arriver à notre studio, on devait traverser la section napoléonienne. » © Shervin Lainez © shervin lainez

Thomas semble avoir vécu la pandémie plus difficilement que vous…

C’est qu’à un moment aux États-Unis, les cataclysmes s’enchaînaient. Il était en Californie pendant le premier lockdown. Il y avait des incendies partout, des énormes émeutes, le Covid, Donald Trump… C’était carrément biblique comme atmosphère. Il ne manquait plus que l’invasion de criquets pour arriver au truc apocalyptique. Nous, on était souvent à trois. Mais Thomas était à l’autre bout du monde.

Vous n’avez pas pour habitude d’inviter des gens sur vos disques. Mais sur Tonight, on retrouve Ezra Koenig de Vampire Weekend…

Une petite section de la chanson nous faisait penser à Ezra. C’est d’ailleurs comme ça qu’on l’avait intitulée. Ça fait longtemps qu’on se croise en festival. C’est devenu un ami. Pour nous, il est très important de travailler avec des proches. C’est une question de confiance. On est très rétifs aux plans arrangés par les managers. Aux trucs qui sentent un peu trop l’industrie musicale. On est un peu trop romantiques pour ça. En plus, on a une attitude assez impitoyable avec nos chansons. On peut bosser des semaines sur un morceau pour se rendre compte qu’en fait non, ça ne va pas, on ne l’aime plus. On est prêts à sacrifier de nombreuses heures de boulot. Mais on ne peut pas imposer cette violence à quelqu’un qui vient de l’extérieur. On est donc obligés de collaborer avec des gens qui nous connaissent assez bien. Perso, j’étais un peu réticent. Je n’aime pas trop les duos. Mais les autres ont réussi à me convaincre d’essayer et je dois reconnaître que j’avais tort.

Le morceau parle de la volonté de sortir de l’isolement. Ça faisait sens.

Oui, et c’est aussi une chanson sur les doubles. Des doubles qui ont les mêmes désirs et qui veulent se ressembler.

Dans quel mesure le décès de Philippe Zdar a-t-il marqué ce disque?

Je pense que c’est un album assez solaire mais qui porte en lui le poids de son époque. Ces dernières années ont été difficiles pour tout le monde. Et on a eu, nous aussi, pas mal d’épreuves à traverser dans nos vies personnelles. Ça s’entend forcément malgré la volonté de faire un truc un peu lumineux. Philippe avait bossé sur tous nos disques jusque-là. Mais étrangement, on n’a pas vraiment ressenti son absence. Son influence était là. On arrivait toujours à intégrer l’idée qu’on se faisait du conseil qu’il nous aurait donné. Je pense que quelque part ce disque a été produit par Philippe Zdar, comme les autres.

C’est quoi ce concept d’espace négatif qui lui était cher?

C’est cette idée qu’on peut exprimer quelque chose de puissant et de riche en supprimant, en épurant, en enlevant des couches. Sur ce disque, on a beaucoup nettoyé. Le travail d’arrangement, ça a surtout été de retirer des choses superflues qui semblaient enrichir mais rendaient finalement la musique moins puissante et moins élégante. On avait envie de parler à nos auditeurs sans ironie, sans filtre. De façon assez candide. C’est peut-être lié à la période. On ne voulait pas créer des barrières supplémentaires.

Pourquoi titrer l’album Alpha Zulu?

C’est la puissance phonétique de l’alphabet aéronautique qui a capté notre imaginaire. Puis aussi le fait que ce sont des coquilles vides, des mots qui n’ont pas de sens. Ça résonnait pour nous qui sommes nés en France abreuvés de musique anglo-saxonne à laquelle on ne comprenait à peu près rien quand on était gamins. On peut le vivre comme une honte. Mais ce qu’on projetait sur ces morceaux dont on ne captait que dalle était plus beau à mes yeux que la réalité de ce qui était exprimé. Je pense que cette émotion et ce rapport d’étrangeté au langage, on les a gardés en nous. J’ai régulièrement été déçu en apprenant ce que racontaient les chansons que j’aimais. C’était toujours très terre à terre. Souvent un peu médiocre, voire carrément pathétique. C’est une force je pense que cet espèce de flou. Il rend tout un peu plus joli. Un peu comme un ciel étoilé dans lequel tu peux projeter toutes les formes que tu imagines. On a transformé en outil, en force, ce qui à la base s’apparentait à un énorme désavantage, à un handicap absolu.

Êtes-vous des gros consommateurs de musées?

Quand même. Je crois qu’à Rome, je les ai pratiquement tous visités. C’est assez magnétique, je dois dire. À tous les coins de rue, il y a un truc. Là, en bas de chez moi, ils ont fait un trou pour tirer un câble et direct, t’as une voie romaine, des archéologues. C’est un calvaire. C’est pour ça qu’ils n’arrivent pas à construire de métro. Dès qu’ils creusent, ils tombent sur des vestiges incroyables. Ça fait 20 ans qu’on attend la troisième ligne.

Que t’inspirent les attentats écolo sur les œuvres d’art?

On vit une époque assez étrange, faut le reconnaître. Je n’ai pas énormément réfléchi à la question. Mon instinct, c’est qu’il vaudrait mieux s’en prendre à Total ou à des concessionnaires Porsche. Après, essayons d’aller plus loin. Le militantisme, pour être efficace, il doit être quelque part lié à une forme de démence. Je pense que c’est un geste un peu dément mais qui est important de manière symbolique. Ça me heurte énormément qu’on s’attaque à des œuvres d’art alors qu’on pourrait s’en prendre à la Cayenne garée en bas. Ça me semblerait plus naturel. Reste que ces gens s’attaquent à des choses qui sont hyper précieuses à tout le monde. Franchement s’ils faisaient exploser un pipeline, on serait moins touchés que par ces gestes qui, au final, n’endommagent même pas les œuvres parce qu’elles sont toujours protégées. C’est assez puissant comme questionnement. Donc l’opération est peut-être réussie. Je ne sais pas.

Phoenix

« Alpha Zulu »

Distribué par Loyauté/Glassnote. Les 22/11 et 23/11 (complet) à l’Ancienne Belgique.

7

Quand ils se sont mis à plancher sur Alpha Zulu dans le Palais du Louvre, les membres de Phoenix n’avaient qu’un seul morceau en poche (Identical) composé pour la bande originale d’On the Rocks, le dernier Sofia Coppola. Fabriqué pendant le confinement mais avec vue sur la pyramide, le septième album de Phoenix est un disque plus lumineux que son époque. Un disque de retour aux sources qui renvoie à l’immédiateté et à l’efficacité d’United. L’alpha et l’oméga en somme…

J.B.

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