Poop Culture: le scato, instution de la BD japonaise

Docteur Toilette © CORNÉLIUS/TORII KAZUYOSHI 2019
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Du petit dessin aux aventures dédiées, le scato est une institution dans la bande dessinée japonaise. Créé il y a près de cinquante ans, le précurseur Docteur Toilette sort pour la première fois en français. Un véritable retour aux sources de la culture « kakawaii ».

Le caca, c’est sympa. Surtout depuis que la culture japonaise et « kawaii » s’en est emparé. L’adjectif désigne tout ce qui est mignon, et s’accompagne d’une esthétique qui a désormais envahi toute la pop culture, des jeux vidéo en passant par l’animation, le manga ou les réseaux sociaux: grands yeux, corps menus, couleurs flash et mignonnitude généralisée, et ce jusqu’aux entrailles. Car il n’y pas de « kawaii » sans « kakawaii », où même le répugnant devient mignon: qui n’a jamais posté un petit « poop » sur les réseaux sociaux, ce petit émoji souriant en forme de crotte, lui-même devenu la peluche classique des petits? Un retour au stade anal qui, en réalité, ne date pas d’aujourd’hui: l’un de ses précurseurs fêtera l’année prochaine son demi-siècle d’existence, et se voit pour la première fois édité en français aux pointues éditions Cornélius; bienvenue dans l’univers déjanté et très fécal du Docteur Toilette (1), qui fit le bonheur gêné des ados japonais dès 1970!

Un esprit cartoon, drolatique et foncièrement premier degré.

Publiées de 1970 à 1977 dans le célèbre Weekly Shonen Jump (qui vendait jusqu’à deux millions d’exemplaires par semaine), les histoires de Toilet Hakase connurent immédiatement auprès des ados japonais une popularité proportionnelle à l’ire outragée qu’elles provoquèrent chez leurs parents. Docteur Toilette raconte les mésaventures tonitruantes d’un expert en caca, qui ne pense qu’à ça, et ne fait que ça. Accompagné d’une bande de gamins et de sa délicieuse assistante Miss Caca, qui adore en déguster, le savant passe son temps (et moult gags aussi absurdes que scatos) à instruire ses lecteurs et ses contemporains sur les qualités de l’art de la selle. Un tourbillon de blagues potaches et frontales qui transgressent tous les tabous hygiénistes: prouts en série, crottes en tous genres, anus sur la tête, mers de crottes ou combats de diarrhée, tout était possible dans Docteur Toilette, grâce à l’esprit cartoon, drolatique et foncièrement premier degré que Kazuyoshi Torii réussissait à y insuffler. Le mangaka, né en 1948, fut longtemps l’assistant de Fujio Akatsuka, célèbre au Japon pour ses séries humoristiques telles Tensai Bakabon (Le Débile génial). Il en garda la grammaire très cartoon et le rythme échevelé pour narrer ses propres histoires autrement plus trash; lesquelles influencèrent à leur tour et profondément tout l’univers du manga.

Prouts en série, mers de crottes ou combats de diarrhée, tout était possible dans Docteur Toilette.
Prouts en série, mers de crottes ou combats de diarrhée, tout était possible dans Docteur Toilette.© CORNÉLIUS/TORII KAZUYOSHI 2019

Matrice culturelle

Trois ans après l’arrêt brutal de la série de Kazuyoshi Torii, Akira Toriyama inventait en effet à son tour Dr. Slump, dans lequel apparaît, telle une figure récurrente, la célèbre petite crotte entourée sur elle-même, parfois rose, parfois se déplaçant en famille, mais toujours souriante, qui deviendra le symbole ultime de l’esprit « kakawaii ». Une esthétique ronde et mignonne qui n’était pas encore présente dans les bandes dessinées de Kazuyoshi Torii, dont la crudité et la frontalité peuvent encore faire rougir aujourd’hui: dans les quatorze premières histoires sélectionnées et traduites aujourd’hui par les éditions Cornélius (un premier volume qui se lit de droite à gauche), on trouve ainsi un « flip book » très « poop » qui décortique image par image l’acte de déféquer… Du jamais-vu en bande dessinée dite tous publics, et encore moins dans la culture occidentale, encore peu habituée à s’amuser avec l’étron, comme le font pourtant naturellement les enfants. Dans nos contrées, les exemples de bons livres s’amusant du bout des doigts de ce tabou tiennent sur une simple feuille de papier hygiénique. On n’a ainsi sans doute jamais fait mieux que De la petite taupe qui voulait savoir qui lui avait fait sur la tête, un classique des livres pour enfants publié en 1990 par les Allemands Wolf Erlbruch et Werner Holzwarth, dans lequel une taupe compare, pour le grand bonheur des plus petits, les étrons des animaux de la ferme. Aux Etats-Unis, l’humour scato reste, lui, toujours un peu plus sale qu’enfantin: le Capitaine Slip de Dav Pilkey est un énorme succès qui manie allègrement l’humour pipi-caca, tandis que M. Hankey fait le bonheur des fans de la série South Park: ce « petit caca Noël » ne sort de la cuvette des toilettes qu’au réveillon pour apporter des cadeaux aux gentils enfants qui ont une alimentation riche en fibres. Tous doivent sans doute beaucoup et parfois sans le savoir au Docteur Toilette de Kazuyoshi Torii.

(1) Docteur Toilette (tome 1), par Kazuyoshi Torii, traduit du japonais, éd. Cornelius, 208 p.

Sur le trône

Dr. Slump (1980)

Le petit caca tout mignon et enroulé sur lui-même tel un cornet de glace, sans cornet ni glace, qui fait aujourd’hui le bonheur des plus jeunes et des réseaux sociaux, on le doit à Akira Toriyama et son célèbre « shonen » Dr. Slump, manga d’humour déjanté pour jeunes ados, où apparaît pour la première fois « Unchi-Kun », le petit caca le plus mignon et le plus heureux du monde, toujours content. Il a fallu attendre 1995 pour le lire en français.

Détective Popotin (2009)

Cette série de livres-jeux pour enfants réalisée par le duo Troll connaît un succès fou depuis son premier album : le détective Popotin, qui a effectivement une tête de cul, possède un flair légendaire pour résoudre d’innombrables énigmes. Deux albums existent d’ores et déjà en français, chez l’éditeur Nobi-Nobi.

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Super Caca (2016)

La culture manga, devenue mondiale, n’est plus l’apanage des Japonais: depuis trois ans et trois albums, un trio de Français s’est lancé dans le « kakawaii » aux éditions Delcourt avec Super caca: à l’Imagischool, des enfants triés sur le volet sont capables de donner corps à leurs rêves les plus fous. Sauf le petit Lucas qui, présent par erreur, fait apparaître… une crotte.

Professeur Caca (2017)

Pour les petits Japonais, l’apprentissage de plus de 1.000 kanjis, ces caractères chinois encore utilisés dans l’Archipel, tenait jusqu’il y a peu de l’enfer sur terre. Mais désormais, ils peuvent compter sur Professeur Caca, une méthode d’apprentissage où chaque kanji est illustré par des phrases incluant le mot « caca ». Les mômes adorent et les livres d’Unko Sensei, lui-même représenté dans les pages sous la forme d’un étron jaune à moustache et bésicles, font fureur.

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