Polanski et les femmes

Roman Polanski et Emmanuelle Seigner. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Roman Polanski adapte Delphine de Vigan dans un thriller psychologique vénéneux s’insinuant au coeur du processus créatif pour explorer un conflit au féminin pluriel…

Roman Polanski est, à l’évidence, d’humeur enjouée lorsqu’il s’installe, accompagné d’Emmanuelle Seigner, dans un salon d’un palace zurichois, cadre feutré pour une trop brève rencontre. Et d’expédier, petit sourire aux lèvres, la question d’un journaliste lui demandant son sentiment au moment de revenir à Zurich, là-même où il avait été arrêté en 2009, alors que le festival devait lui remettre un prix pour l’ensemble de son oeuvre, une péripétie judiciaire parmi d’autres: « J’étais content de voir qu’il n’y avait pas de comité d’accueil à l’aéroport… »

Fin de la parenthèse: si le réalisateur franco-polonais a fait le déplacement aujourd’hui, c’est pour y présenter son nouveau film, D’après une histoire vraie. Après deux oeuvres d’inspiration théâtrale, Carnage et La Vénus à la fourrure, Polanski y adapte le roman éponyme de Delphine de Vigan, prix Renaudot et Goncourt des Lycéens en 2015. Un thriller psychologique où Delphine, une écrivain à succès confrontée à l’angoisse de la page blanche, voit une inconnue ayant adopté Elle pour patronyme surgir dans son existence et exercer sur elle une emprise toujours plus forte. « Je n’avais jamais exploré de conflit entre deux femmes, observe le cinéaste. Le plus souvent, c’est entre deux hommes, ou alors, entre une femme et un homme. Mais jamais un conflit de ce type, et j’ai trouvé que ça valait la peine d’essayer, il y avait là un défi. Et puis, il y avait cette notion d’angoisse de la page blanche, un sentiment que j’éprouve moi-même chaque fois que je commence un nouveau film, et même plus tôt, lorsqu’il s’agit de décider ce à quoi je vais m’atteler. Il y a toujours un moment, entre deux projets, où on ne sait pas comment saisir quelque chose, or j’en ai besoin pour me lancer. Vous écrivez, et vous savez comme moi combien c’est plus facile une fois qu’il y a quelque chose d’écrit sur la page, que face à une feuille blanche. La combinaison de ces deux éléments dans le livre m’a intrigué et m’a convaincu de faire le film. »

Emmanuelle Seigner et Eva Green dans D'après une histoire vraie.
Emmanuelle Seigner et Eva Green dans D’après une histoire vraie.© DR

Nègres et McGuffin

Le roman de Delphine de Vigan, Roman Polanski l’a découvert par l’entremise d’Emmanuelle Seigner, son épouse et sa muse: « Elle me l’a confié en me disant que c’était quelque chose pour moi ». Après quoi, le projet s’est monté rapidement, le réalisateur rédigeant le scénario avec Olivier Assayas, dont les deux derniers films, Sils Maria et Personal Shopper, parlaient également de femmes, comme il se plaît à le rappeler. Que ce soit avec Gérard Brach, son partenaire d’écriture privilégié à compter de Repulsion, en 1965, ou d’autres, le réalisateur a en effet pris l’habitude de cosigner ses films avec des scénaristes, principe ne souffrant que quelques exceptions –The Pianist et Oliver Twist, dont il avait confié le script à Ronald Harwood, ou Death and the Maiden (La Jeune Fille et la Mort), rare exemple de blocage dans son chef. « J’ai éprouvé les plus grandes difficultés sur Death and the Maiden, à tel point que j’ai dû confier l’écriture du scénario à un auteur, Rafael Yglesias. J’étais censé travailler avec lui, mais je ne savais pas comment m’y prendre avec la pièce d’Ariel Dorfman dont est adapté le film. Si bien que je l’ai laissé travailler seul, ne m’impliquant pas du tout dans le scénario. Je ne sais pas d’où a bien pu venir ce blocage, et j’éprouve toujours un sentiment différent à l’égard de ce film comparé aux autres que j’ai tournés. » Curieusement, La Jeune Fille et la Mort est peut-être l’un de ses films qu’évoque le plus D’après une histoire vraie, un autre étant The Ghost Writer. À l’instar d’Ewan McGregor dans celui-là, Elle, la mystérieuse jeune femme s’incrustant dans l’existence de l’héroïne, exerce la profession de ghost writer, nègre professionnelle à qui échappe, poussant sa frustration à son comble, l’écriture d’une (auto)biographie de Gérard Depardieu. « J’aime les livres. The Ninth Gate aussi parlait d’un livre. J’aime qu’un film raconte l’histoire d’un livre. Les livres sont mes McGuffin à moi, l’élément moteur de l’intrigue… », explique Polanski, empruntant là un concept formulé en son temps par Hitchcock.

Celle de D’après une histoire vraie s’insinue donc au coeur du processus créatif à travers la relation entre ces deux femmes. Pour les interpréter, Roman Polanski a fait appel à Emmanuelle Seigner et Eva Green, duo dissonant dont l’opposition de styles électrise l’écran. S’il connaît forcément bien la première, sa partenaire à la ville et actrice dans cinq de ses films depuis Frantic, en 1988, le cinéaste la distribue ici dans un emploi inattendu. Et c’est peu dire que la comédienne lui en sait gré: « C’est cool, un film de femmes, pour une fois. En général, ça parle plus d’hommes. En lisant le roman, j’ai vraiment eu envie de jouer le personnage de Delphine. Roman se demandait si je ne devais pas plutôt jouer Elle, mais je me sentais plus proche de Delphine, sans pouvoir vous expliquer pourquoi. Et puis, j’ai beaucoup joué les femmes fatales et assimilées, et j’en ai un peu assez. Il me paraissait plus intéressant d’explorer le côté victime, plus vulnérable. » Et de laisser à Eva Green le soin de venir vampiriser son existence, emploi dans lequel l’actrice de Dark Shadows et Miss Peregrine a fait ses gammes et plus encore. « En commençant le tournage, je me demandais comment la diriger, se souvient le cinéaste. Même si par sa simple présence, on savait déjà dans quelle direction on allait: elle est très belle, mais aussi effrayante. Je dis d’ailleurs toujours qu’elle devrait jouer la reine dans Blanche-Neige. Elle a interprété ce type de femme dans la plupart des films qu’elle a tournés, à compter de Casino Royale, il m’arrivait de lui donner une note, très succincte, mais pour l’essentiel, je l’ai laissé faire et je découvrais ce vers quoi elle allait. Je savais pertinemment qu’il ne s’agirait pas d’un personnage réaliste, au point que je me suis demandé, une fois le film terminé, si je n’aurais pas dû la rendre plus terre à terre. »

La note juste, voilà une notion indécise s’il en est, a fortiori dès lors que D’après une histoire vraie s’inscrit dans la zone poreuse entre réalité et fiction, en quelque fascinant jeu de miroirs. « L’ambivalence était l’une des composantes du roman, et il convenait de la préserver à l’écran. Changer de cap n’aurait pas eu d’intérêt, autant tourner un autre film dans ce cas. J’ai donc essayé de coller à cette idée à travers le personnage d’Elle, et Eva a dû évoluer sur le fil… » De quoi renforcer aussi la dimension ironique du titre, D’après une histoire vraie, assurément pas pour déplaire au réalisateur: « La fiction est par essence mensongère. Aujourd’hui, un film sur deux porte la mention D’après une histoire vraie, et c’est tout à fait paradoxal. Je me souviens de l’époque où j’ai tourné Le Pianiste, un film basé sur des faits qu’avait consignés Wladyslaw Szpilman dans son roman autobiographique juste après la guerre. Il ne s’agissait pas de souvenirs lointains, il a écrit cet ouvrage dans les mois qui ont suivi, et c’était donc rigoureusement une histoire vraie. Mais même alors, je me suis demandé s’il s’agissait de la présenter comme telle, et j’ai hésité. Je trouve donc particulièrement amusant de recourir à un titre comme celui-ci… »

Zurich, le cinéma au bord du lac

Grace Jones: Bloodlight and Bami
Grace Jones: Bloodlight and Bami© DR

Le cinéma évolue, et avec lui le paysage festivalier. À l’ombre des trois grands -Cannes, Venise et Berlin-, et aux côtés de manifestations historiques comme Locarno ou San Sebastian, les rendez-vous cinéphiles se sont multipliés ces dernières années sur la scène européenne. Ainsi du Festival Lumière, à Lyon, inauguré en 2009 et dévolu au patrimoine, ou, pour le cinéma contemporain, de Rome ou de Zurich, qui célébrait, début octobre, son 13e anniversaire. Une édition dont le succès s’est vu certifier par les 98.300 spectateurs recensés sur les bords du lac (une fréquentation en hausse de 8,5% par rapport à l’année précédente, et sans commune mesure avec les 8.000 visiteurs accueillis en 2005 pour le lancement du Zurich Film Festival).

Coloration féminine

S’appuyant sur une articulation somme toute classique, la programmation zurichoise combine best of de la production des derniers mois (The Square, Three Billboards…), focus géographique (la Hongrie), hommages et découverte de nouveaux talents, cette dernière faisant notamment l’objet de trois compétitions (feature film, documentaire et Focus Suisse-Allemagne-Autriche) accueillant des cinéastes n’ayant pas plus de trois films à leur actif. L’occasion, par exemple, d’apprécier devant des assemblées fournies un échantillon de la production locale -l’anecdotique home movie Fell in Love with a Girl, de Kaleo La Belle, ou le sensible road movie Avant la fin de l’été, de la réalisatrice belgo-franco-suisse d’origine iranienne Maryam Goormaghtigh, ce dernier traduisant par ailleurs la coloration féminine de la sélection. Un postulat décliné en de multiples variations, de Euphoria, de la réalisatrice suédoise Lisa Langseth, première production de l’actrice Alicia Vikander, à Grace Jones: Bloodlight and Bami, intéressant documentaire couplant la dernière tournée de la chanteuse à son retour en Jamaïque, en passant par Pop Aye, de la Singapourienne Kirsten Tan, futur OEil d’or du festival, Un beau soleil intérieur de Claire Denis, Numéro Une de Tonie Marshall, et jusqu’à Glenn Close se voyant décerner un Golden Icon Award à la faveur de la présentation du bien nommé The Wife de Björn Runge. L’actrice américaine n’aura pas été la seule star à fouler le Green Carpet zurichois, et si le festival peut se targuer de jouer dans la cour des grands, c’est aussi en raison de son plateau, à même de faire pâlir la concurrence. Et qui aura vu la manifestation accueillir cette année les Jake Gyllenhaal, Alicia Vikander, Aaron Sorkin, Andrew Garfield ou autre Rob Reiner, ce dernier avec son meilleur film depuis des lustres, Shock and Awe, mais aussi pour une rencontre mémorable sous le label ZFF Masters. On laissera la conclusion à un Roman Polanski pas rancunier, lui qui avait contribué à la notoriété naissante du festival en s’y faisant arrêter en 2009, et qui, de retour avec D’après une histoire vraie, devait résumer le sentiment général en ces termes: « J’apprécie ce festival parce qu’il n’y est pas question de glamour, de mode, de chaussures ou de cosmétiques, mais vraiment de films, ce qui devient rare… »

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