Angoulême, carrefour des styles et des tendances, consacre le meilleur de l’année écoulée. État des lieux d’un art qui remonte aux sources pour mieux se régénérer.

Et si on en avait marre des aventures de nombril? Des autobiographies détaillant par le menu l’histoire palpitante d’un brossage de dents qui tourne mal? Des tribulations du voisin de palier, enchaînant métro-boulot-dodo et la promenade du chien? Et si on préférait un bon vieux western, un récit de pirates, un polar saignant ou une histoire de vampires, sans abandonner pour autant son cerveau au ves-tiaire? C’est possible? Oui.

L’autofiction, clef de voûte narrative de la bande dessinée indépendante, devenue le débarras de toutes les vacuités, commence à lasser. Ça tombe bien: aussi vrai que le cinéma de genre a fait sa révolution pour se réinventer en cinéma d’auteur, la bande dessinée s’est affranchie de la série B et du nanar décérébrant. Et voici qu’après la génération des Pratt, Giraud ou Mézières, puis celle des Tardi, Bilal et Bourgeon, des auteurs estampillés « nouvelle bande dessinée », apparus dans le sillage de L’Association dans les années 1990, prennent à leur tour les commandes du vaisseau spatial et les rênes du mustang pour dépoussiérer les genres.

A commencer par Christophe Blain avec Gus (1 et 3), dont le 3e tome, Ernest (Dargaud), confirme le génie graphique et l’élégance d’une narration faussement désinvolte.  » Le western, c’est ma maison« , lance Blain, qui ne se sent jamais mieux qu’une paire de bottes de cow-boys aux pieds.  » C’est mon imaginaire le plus profond, l’univers qui m’est le plus personnel. Cette proximité m’a longtemps inhibé. J’étais trop fasciné pour me lancer. »

Le dessinateur emprunte donc des chemins de traverse, s’embarque en 1997 avec David B. comme scénariste dans l’aventure d’ Hop-Frog (4) (Dargaud), exceptionnel western crépus-culaire et crapoteux mettant en scène un journaliste et son guide indien, Placido et Hiram Lowatt, plongés dans des aventures surnaturelles au fin fond de l’Ouest sauvage. Puis se lance dans Isaac le Pirate (2), tribulations au long cours d’un peintre flibustier:  » Je rêvais de dessiner une scène d’abordage comme celle du Trésor de Rackham le Rouge , qui m’avait beaucoup impressionné, gamin. Résultat: quand mon récit est arrivé à ce fameux climax, je l’ai pratiquement éludé! C’était surtout un moteur pour raconter cette histoire. »

En culottes courtes

Comme sur un tapis de jeu où chacun apporterait ses Playmobil pour inventer ses récits pleins de bruits et de fureur, les auteurs revendiquent le droit de remettre leurs culottes courtes. Comme leurs lecteurs, dont ils partagent les références et qui aspirent à retrouver ce goût d’enfance et d’aventure, rassurant et excitant à la fois. Expert ès genres, le scénariste Alain Ayroles, qui se lance dans le récit de vampires avec D. (dessins de Bruno Maïorana, chez Delcourt), plaide pour la réconciliation de la culture classique et des médiums méprisés, bande dessinée, littérature de gare ou cinéma de quartier. Avec une ambition, chez cet amoureux des mots et de l’imparfait du subjonctif:  » Injecter des références savantes, des morceaux de culture « noble » dans le spectacle populaire. Lancer des passerelles entre le divertissement pur et des références plus savantes« . Pour lui,  » la difficulté, à cause des thèmes parfois usés jusqu’à la corde, consiste à raconter quelque chose de nouveau. J’aime remonter à la source, au plus près des clichés, pour retrouver la réalité qui a fondé les codes. Plus on se rapproche d’une épure, plus on redonne un intérêt humain, une émotion vraie au récit. Ça n’a rien d’un exercice de style stérile. »

Après L’Ascension du Haut-Mal, chef-d’£uvre autobiographique qui racontait la descente aux enfers de son frère épileptique, David B. est revenu à ses amours de jeunesse: le western, avec Hugues Micol au dessin, pour Terre de Feu (5)(Futuropolis), sombre « southern » paru en 2008, mais aussi, bientôt, une aventure de pirates adaptée de Pierre Mac Orlan ou un récit de gangsters inspiré du gang des postiches.  » J’aime me couler dans une mythologie, un univers déjà installé, avec ses codes, ses personnages, son répertoire« , pointe David B.  » Ce sont autant d’accessoires de théâtre, avec lesquels chacun joue sa propre pièce. Pas question de « tordre le cou » aux stéréotypes.  » Ni de se lancer dans la caricature vide de sens: ces amateurs de genre se défient du second degré obligé et des clins d’£il appuyés au lecteur. Du décalage, oui. De la parodie, jamais.

Contrainte créative, le genre donne un cadre, un thème, un répertoire, que chacun s’approprie pour toucher au plus personnel ou, au contraire, s’attaquer aux thèmes universels:  » Avec Gus, je raconte des histoires intimistes dans un univers épique, avec des enjeux de vie et de mort  » explique Blain.  » On peut parler de soi sans pour autant raconter sa vie« , renchérit le dessinateur Hugues Micol, qui publie, ces jours-ci, le tome II des Parques, une histoire d’agent secret caustique et foutraque.  » J’aime bien glisser discrètement des choses intimes tout en étant distrayant. » Témoin, Séquelles (Cornélius). Le livre le plus personnel de ce fou de Kurosawa, de Jack Kurby (dessinateur de comics) et des romans de Cormac McCarthy, mêle polar, fantastique et SF dans un feu d’artifices métaphysique qui réjouirait un congrès de psychanalystes.  » Je me sers de la bande dessinée pour évacuer toute ma noirceur« , confirme Christian De Metter, auteur d’une adaptation remarquable du Shutter Island (6)de Dennis Lehane (Rivages/Casterman/Noirs).  » Je ne me sens pas prisonnier des codes du genre, pas plus que je n’ai envie de les bousculer à tout prix. Mais ceux qui me connaissent bien peuvent décrypter dans mes cases des choses que j’ai vécues ou ressenties. »

Docile, le médium se prête à tous les fantasmes:  » L’avantage de la bande dessinée, contrairement au cinéma, c’est la liberté« , confirme Hugues Micol.  » Ça ne coûte pas plus cher de dessiner des grands espaces, des incendies, des avions qui s’écrasent. »

Ça serait dommage de se priver.

Texte Marion Festraëts

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